Auteurs : Octavio Kulesz et Thierry Dutoit
Organisation affiliée : Organisation internationale de la Francophonie (OIF)
Type de publication : Rapport
Date de publication : 2020
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Introduction
Au cours des dernières années, l’intelligence artificielle (IA) est devenue un thème central dans les agendas technologique, économique et politique au niveau mondial. Une infinité d’applications et d’outils que nous utilisons au quotidien incorporent des systèmes d’IA — moteurs de recherche, assistants personnels et agents conversationnels (chatbots), pour n’en citer que quelques-uns — ce qui confère à ces derniers un fort impact sur des secteurs aussi variés que la santé, la mobilité, l’éducation ou la finance. Cela implique aussi bien des opportunités – meilleure productivité, création d’emplois qualifiés –, que des menaces — fermeture de postes de travail dans de multiples industries, concentration accrue de la richesse et augmentation des inégalités.
Dans le domaine de l’art et de la culture, l’utilisation d’algorithmes n’est pas nouvelle. En 1957 déjà, l’ordinateur ILLIAC — « Illinois Automatic Computer » — composait des suites de musique expérimentale sous la supervision de Lejaren Hiller et Leonard Isaacson. Au début des années 70, le logiciel AARON, mis au point par Harold Cohen, créait des dessins exposés ensuite dans des galeries d’art. La littérature non plus n’est pas en reste puisque dès 1952, des textes étaient produits par Calliope, la machine inventée par Albert Ducrocq, surnommée par Boris Vian le « robot-poète ».
Cependant, alors que dans les techniques d’autrefois la machine fonctionnait généralement suivant des règles prédéfinies par l’artiste codeur, les actuelles applications IA opèrent par apprentissage automatique : la machine est alimentée par de grandes quantités de données — l’intrant — qui sont ensuite traitées par des algorithmes pour identifier des régularités, effectuer une prédiction, ou générer un nouveau résultat — l’extrant. L’augmentation exponentielle de la masse de données disponibles que la Toile a démultipliée, ajoutée aux progrès considérables réalisés en matière de pouvoir de computation au cours des vingt dernières années ont fait de l’apprentissage automatique — ou encore de l’apprentissage profond, sa variante qui fonctionne à partir de réseaux de neurones artificiels — une technologie privilégiée. Son influence dans le secteur culturel ne cesse de grandir.
Même si la plupart des gros titres concernant l’IA font état des avancées réalisées aux États-Unis ou en Chine, l’espace francophone compte des centres de recherche et de développement de premier ordre — en particulier à Montréal et à Paris — ainsi que des institutions en position de leadership au niveau mondial sur le terrain spécifique de l’IA appliquée à l’art et aux industries culturelles et créatives (ICC), comme par exemple l’Institut de Recherche et Coordination acoustique/Musique (IRCAM) en France. C’est d’ailleurs dans des pays francophones qu’ont surgi certaines des entreprises les plus innovantes dans ce domaine, comme la jeune pousse (startup) luxembourgeoise AIVA, qui se consacre à la création de musique automatique, et le collectif français Obvious, dont les peintures développées avec l’aide de l’IA se vendent à des centaines de milliers d’euros.
Stratégies nationales et régionales, centres de recherches et principaux acteurs
Au niveau global, deux pays sont clairement leaders dans le domaine de l’IA : les États-Unis et la Chine. Ces deux pays possèdent l’un comme l’autre un très vaste réseau d’universités et de centres de recherches ainsi qu’un marché de capitaux dynamique et friand de projets technologiques. Ajoutons, dans le cas spécifique de la Chine, un secteur public qui travaille très activement à définir une infrastructure à long terme. Des sociétés Internet d’envergure énorme sont issues de ces deux écosystèmes. Mais tandis que les plateformes nées aux États-Unis — parmi lesquelles Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix — sont bien connues en Occident, les plateformes chinoises — Tencent, Alibaba, Baidu, Didi, JD ou Toutiao — le sont moins, même si elles ne cèdent rien à leurs homologues américaines en termes d’innovation.
L’échange d’informations qui se produit entre les centaines de millions d’utilisateurs connectés à toutes ces plateformes génère une masse de données gigantesque dont la valeur s’avère inestimable pour les applications et les outils d’IA basés sur l’apprentissage automatique. Le perfectionnement progressif de ces systèmes permet aux plateformes de proposer de nouveaux services à leurs utilisateurs, qui permettent à leur tour de récolter de nouvelles données, ce schéma de rétro-alimentation positive contribuant à renforcer la position dominante de ces acteurs importants. Ceci étant, hormis les États-Unis et la Chine, il existe des pôles de recherches de premier ordre et des entreprises extrêmement dynamiques au Japon, en Corée du Sud, en Israël, en Allemagne et au Royaume-Uni. Au sein de l’espace francophone, ce sont le Canada et la France qui arrivent nettement en tête.
Au Canada-Québec, on trouve, en particulier dans la ville de Montréal, des universités et des centres de recherche à la pointe du progrès mondial. En 2017, le gouvernement a chargé l’Institut canadien de recherches avancées (ICRA/CIFAR) de diriger la Stratégie pancanadienne en matière d’IA. Destiné à renforcer l’infrastructure de recherche et à augmenter le nombre de scientifiques qui travaillent dans le domaine, ce programme est mis en œuvre dans le cadre d’une collaboration entre les trois grands centres canadiens d’IA : l’Institut québécois d’Intelligence artificielle (MILA) — une entité fondée en 1993 par le professeur Yoshua Bengio sous le nom de Laboratoire d’informatique des systèmes adaptatifs (LISA) et qui fonctionne aujourd’hui dans le cadre d’un partenariat entre l’Université de Montréal, l’Université McGill, Polytechnique Montréal et HEC Montréal —, le Vector Institute — Université de Toronto —, et l’Alberta Machine Intelligence Institute — Université d’Alberta.
Une bonne partie des colosses technologiques mondiaux ont des bureaux à Montréal et se livrent une concurrence acharnée pour attirer les experts en IA rattachés au MILA, à l’Institut de valorisation des données (IVADO) ou aux principales universités locales. En décembre 2018, le Premier ministre Justin Trudeau a annoncé un investissement de 230 millions de dollars destiné à soutenir la Supergrappe de chaînes d’approvisionnement axées sur l’IA (SCALEAI), établie au Canada-Québec. Cette initiative, qui réunit plus de 110 entreprises, universités, pépinières technologiques, associations professionnelles et partenaires internationaux, représente le couronnement des nombreux efforts réalisés tant par le Gouvernement du Canada-Québec — qui travaille depuis 2017 sur sa propre stratégie IA — que par le gouvernement fédéral. Elle vise à faire du Canada un leader global de la génération de produits et services IA, ce qui contribuerait à stimuler la croissance économique et la création de nouveaux emplois dans ce domaine.
La France dispose elle aussi d’un programme national à long terme pour l’IA, présenté en mars 2018 par le président Emmanuel Macron et le député Cédric Villani, sous le titre « L’intelligence artificielle au service de l’humain ». Ce plan vise à consolider la position de la France sur la scène internationale grâce à un investissement de 1,5 milliard d’euros dans la recherche, le renforcement des compétences, la consolidation de l’écosystème de données et une transparence accrue des algorithmes, cela particulièrement dans les domaines de l’éducation, la santé, le transport, l’agriculture, la défense et la sécurité. Les activités proposées s’appuient sur un solide réseau d’universités et de centres de recherches nationaux. Elles incitent à la création d’Instituts Interdisciplinaires d’Intelligence artificielle (instituts 3IA) qui, chapeautés par l’Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique (INRIA), réunissent chercheurs, étudiants et acteurs privés. À ce jour, 4 instituts 3IA ont été créés — à Paris, Grenoble, Toulouse et Nice. L’institut parisien PRAIRIE, par exemple, réunit l’INRIA, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut Pasteur, l’université Paris Sciences et Lettres, ainsi que des entreprises comme Amazon Microsoft et Facebook, entre autres.
Dans le même esprit, le Luxembourg a présenté en mai 2019 sa vision stratégique, articulée autour de trois grandes missions : se positionner comme l’une des sociétés numériques les plus avancées au sein de l’UE, s’établir en tant qu’économie durable en mettant clairement le traitement des données en tête de ses préoccupations, et favoriser le développement d’une IA centrée sur l’humain. Pour atteindre ces objectifs, le Luxembourg se propose de stimuler la recherche, d’établir une relation fluide avec ses voisins — de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de l’Allemagne et de la France — et de soutenir financièrement les jeunes pousses (startups) IA locales, notamment grâce à des programmes comme Luxinnovation.
En Afrique, au Moyen-Orient et Asie, des pays francophones ont également mené des avancées dans leur agenda IA. En Tunisie par exemple, une équipe d’experts a présenté, en avril 2018, la vision IA nationale orientée vers le renforcement de la recherche, la formation et la création de jeunes pousses (startups) dans des domaines comme la santé, l’énergie, les finances ainsi que le traitement automatique de la langue arabe. Rappelons que ce pays d’Afrique du Nord a vu naître quelques-unes des jeunes pousses (startups) les plus innovantes de tout le continent africain comme InstaDeep, une société de services IA créée en 2014 et dont les bureaux sont aujourd’hui installés à Tunis, Londres, Paris, Nairobi et Lagos.
Les enjeux sociétaux de l’IA
Si l’IA peut engendrer de grands bénéfices en matière de développement économique et de création d’emplois qualifiés, elle comporte aussi d’énormes écueils. En premier lieu, comme l’indiquent de nombreux rapports, l’automatisation peut conduire à la perte de millions de postes de travail dans plusieurs secteurs. L’IA conduira probablement à une redistribution de la richesse et des emplois au niveau global, et cette redistribution pourra augmenter les inégalités entre secteurs urbains et ruraux, classes aisées et modestes, pays du Nord et pays du Sud.
En plus des risques liés au chômage et à l’inégalité économique, certaines tendances propres au secteur technologique peuvent elles aussi accentuer d’autres déséquilibres sociaux. Le Rapport mondial 2019 sur les talents en IA publié par Element AI montre que les femmes sont nettement sous-représentées dans le domaine — à peine 18 % des auteurs de publications scientifiques sont des femmes. Les minorités, entre autres ethniques et religieuses, ne bénéficient pas elles non plus d’une présence suffisante au sein des équipes d’IA, et cela n’est pas dénué de risques. En effet, trop peu de diversité humaine peut renforcer les biais et les stéréotypes présents dans les algorithmes ou dans la sélection des données utilisées comme intrant pour alimenter la machine.
En outre, le fait que l’IA soit une technologie qui requiert de gros volumes de données pour fonctionner de manière adéquate fait surgir deux risques supplémentaires. Le premier est la potentielle tentation pour les acteurs IA de faire fi du droit au respect de la vie privée des utilisateurs pour obtenir la plus grande quantité de données possible. Le deuxième dérive du fait que ce sont généralement les grandes plateformes nord-américaines et chinoises qui disposent de la masse de données nécessaire pour entraîner des systèmes d’IA. Les acteurs locaux peuvent donc être désavantagés et cela laisse planer de grandes incertitudes quant à la capacité qu’aurait le tissu industriel des autres pays pour promouvoir un développement technologique indépendant.
Outre les gouvernements qui présentent leurs propositions, plusieurs organisations sociales militent pour que le développement d’une technologie inclusive et éthique soit considéré comme une nécessité. Au sein de l’espace francophone, il faut citer la « Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’IA », fruit du travail d’une équipe scientifique pluridisciplinaire. D’autre part, l’Université de Laval, en collaboration avec de nombreux partenaires institutionnels, a mis en route en décembre 2018 l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique, un espace de discussion et de réflexion pour tous les acteurs concernés par ces nouvelles technologies. C’est également en 2018 qu’ont vu le jour différentes organisations à but non lucratif comme Impact AI — impulsée en France par Microsoft — ou le Montreal AI Ethics Institute, qui se proposent de repenser le lieu occupé par les êtres humains dans un monde dominé par les algorithmes.
L’IA dans la chaîne culturelle : utilisations, Art IA, formations
Outils et applications
L’IA jouit actuellement d’une influence croissante tout au long de la chaîne culturelle. Utilisée par les artistes, les industries culturelles et créatives, les jeunes pousses (startups) et plateformes Internet, cette technologie permet d’augmenter le potentiel créatif et d’accroître la productivité grâce à l’automatisation des tâches.
Compositeurs et producteurs gagnent un temps considérable – et trouvent même de nouvelles sources d’inspiration – lorsqu’ils ont recours à des applications de création de musique automatique comme AIVA (LU), Orb Composer, commercialisée par Hexachords (FR), ou Muzeek (FR). On observe un phénomène similaire avec les solutions IA disponibles dans le domaine de la mastérisation – Landr (CA) —, de l’accompagnement – Metronaut, d’Antescofo (FR) —, la transcription de partitions – Frettable (CA) —, l’organisation et la classification de catalogues musicaux – Mewo (FR) – et l’orchestration – Orquidea, de l’IRCAM (FR).
L’IA est largement utilisée par les plateformes de streaming comme Spotify ou Deezer lorsqu’elles recommandent des chansons et créent des playlists. Dans ce domaine, l’une des sociétés les plus sollicitées est Musimap (BE), dont les algorithmes permettent d’identifier les émotions et le profil musical de l’utilisateur. À signaler également : Niland (FR), une jeune pousse (startup) fondée par des chercheurs de l’IRCAM, spécialisée dans les recherches musicales par IA, et rachetée par Spotify en 2017. Soulignons à ce sujet qu’une plateforme qui parviendrait à dominer aussi bien la création que la recommandation de chansons serait capable de générer une musique spécialement adaptée aux goûts de chaque utilisateur.
Si maintenant on s’intéresse aux arts visuels, on s’aperçoit que de plus en plus de créateurs ont recours aux réseaux adverses génératifs — les GAN, selon le sigle anglais. Cette technique — introduite en 2014 par une équipe de scientifiques de l’Université de Montréal menée par le Nord-Américain Ian Goodfellow — fonctionne à partir de deux réseaux de neurones artificiels qui entrent en concurrence : le premier réseau, appelé « générateur », produit un échantillon — des images, dans ce cas précis —, tandis que le second, dénommé « discriminateur », tente de déterminer si l’échantillon est réel ou s’il a été créé par le générateur, ce qui le conduit à engendrer des œuvres d’un grand réalisme. Le collectif d’artistes Obvious (FR) utilise les GAN pour créer des peintures, dont certaines ont déjà acquis une notoriété mondiale.
Autre technique de plus en plus utilisée dans les arts visuels : les réseaux de neurones convolutifs ou CNN. Inspirés du mode de fonctionnement du cortex visuel des vertébrés, ils permettent d’identifier sur une image des motifs simples à différentes échelles, et d’effectuer un transfert de style d’une image à une autre — ou même d’une image à une vidéo –, tout cela en temps réel. Des applications comme Mur.AI, développée par Element AI, sont basées sur cette technologie.
D’autre part, l’unité Arts and Culture de Google propose une vaste gamme d’outils d’apprentissage automatique pour l’expérimentation créative, en particulier dans les arts visuels. Se multiplient également les applications dotées d’outils IA pour l’édition de photographies et d’images en général, comme Meero (FR) — une jeune pousse (startup) qui, après à peine 3 ans d’existence, est évaluée à plus d’un milliard de dollars — ou encore Adobe Sensei.
Visibilité croissante de l’Art IA: festivals, résidences et concours
Alors que l’apprentissage automatique gagne du terrain dans tous les secteurs de la création, la notion d’« art IA » suscite un intérêt majeur parmi les spécialistes et dans le public en général. Au sein de l’espace francophone, festivals, résidences et autres concours liés à cette catégorie se multiplient. Le festival international ELEKTRA, basé à Montréal, organise depuis 2012 la biennale d’art numérique BIAN, qui met particulièrement l’accent actuellement sur l’automatisation et la robotique. De son côté, le Centre Phi de Montréal a présenté entre mars et septembre 2019 l’exposition HUM (AI) N, une « méditation sur une réalité imminente où les machines ne seront pas distinctes, mais partie intégrante de nous ». Citons également l’exposition Artistes et Robots, montée entre avril et juillet 2018 au Grand Palais, à Paris.
La formation en IA des artistes et des acteurs ICC
Au moment d’expérimenter l’IA, beaucoup d’artistes et d’entrepreneurs culturels ont recours à des applications prêtes à l’emploi comme celles mentionnées précédemment, qui ne requièrent généralement que peu de connaissances techniques. Une autre voie, plus complexe, consiste à travailler directement avec des outils et des technologies IA — dont le code est habituellement distribué en format ouvert et libre, et dont le résultat serait par conséquent beaucoup plus personnalisable. Mais pour cela, une formation en IA est nécessaire. Sur ce terrain, les options sont nombreuses. Les impétrants issus du secteur créatif et culturel peuvent assister aux cours généraux sur l’apprentissage automatique que proposent les nombreuses universités et centres liés aux sciences des données. Il faut cependant signaler que la plupart de ces cours requièrent des connaissances mathématiques et informatiques préalables et que la charge horaire est élevée.
Au sein de l’espace francophone, certaines de ces formations universitaires font explicitement figurer au programme des aspects en relation avec l’art et les ICC. L’école d’ingénieurs MINES ParisTech, en partenariat avec l’IRCAM et d’autres institutions européennes, propose le diplôme « AIMove : Intelligence artificielle et Mouvement dans les industries et la création ».Citons également le certificat « Hands on AI » de l’Université de Mons en Fédération Wallonie-Bruxelles qui inclut un chapitre dédié à l’art et à la création.
Au niveau régional, les cours se multiplient également. Il s’agit de formations pratiques, brèves, proposées par des écoles de programmation locales, et dispensées en collaboration avec de grandes plateformes. Citons-les AI schools établies par Microsoft en France et en Belgique, en collaboration, respectivement, avec Simplon et Becode.
l’unité Arts and Culture de Google propose une vaste gamme d’outils d’apprentissage automatique pour l’expérimentation créative, en particulier dans les arts visuels. Se multiplient également les applications dotées d’outils IA pour l’édition de photographies et d’images en général, comme Meero (FR) — une jeune pousse (startup) qui, après à peine 3 ans d’existence, est évaluée à plus d’un milliard de dollars — ou encore Adobe Sensei
Les défis à venir : machines, droits d’auteur et société Humains et robots : l’artiste augmenté
Maintenant qu’on peut créer des œuvres d’art en utilisant des applications et des outils IA, les gros titres proclament régulièrement le déclin des créateurs humains et l’avènement des robots artistes. Même s’il est indiscutable que l’IA constitue une technique extrêmement puissante pour ce qui est de l’automatisation, de la génération d’esquisses et de l’expérimentation, le rôle de l’artiste reste crucial. C’est ce que souligne Jérôme Neutres, commissaire de l’exposition Artistes et Robots : « Ce que ne font pas ces robots, c’est de créer et d’inventer des mondes (…). Finalement, toutes ces œuvres d’art robotique viennent nous rappeler vraiment que ce qui compte dans le geste artistique c’est l’idée, le concept, qui va créer un système, lequel va créer des œuvres. Il y a toujours derrière le robot, un homme. Jusqu’à présent… »
Le cas d’Obvious est une démonstration éclatante de l’importance que revêt la vision sousjacente quand on travaille avec l’IA. Depuis 2017, ce collectif parisien que forment l’entrepreneur et artiste Pierre Fautrel, l’économiste Gauthier Vernier et l’expert en apprentissage automatique Hugo Caselles-Dupré, produit des peintures selon un procédé utilisant des Réseaux Adverses Génératifs — GAN. La Famille de Belamy, par exemple, se compose de 11 œuvres créées par des algorithmes préalablement entraînés avec 15000 portraits classiques glanés sur une période allant du XIVe au XXe siècle. Après avoir sélectionné manuellement les meilleures images proposées par les GAN, les artistes numériques ont encadré les versions imprimées des portraits, y ont apposé une formule mathématique en guise de signature, et les ont mises en vente. En février 2018, le collectionneur parisien Nicolas Laugero a fait l’acquisition du Comte de Belamy pour 10000 euros.
On détecte des tendances similaires dans le domaine de la musique. En septembre 2016, l’équipe du Sony CSL de Paris a elle aussi créé l’événement dans la presse mondiale en présentant deux chansons générées avec l’aide du système Flow Machines. Après avoir alimenté la machine avec des chansons de styles déterminés, les chercheurs avaient généré de nouvelles mélodies dont les arrangements avaient ensuite été confiés au compositeur français Benoît Carré. De cette manière sont nées les chansons « Daddy’s car », dans le style des Beatles, et « The Ballad of Mr Shadow », dans celui de Duke Ellington. L’expérience a inspiré des artistes du monde entier, et en 2017, la nord-américaine Taryn Southern a présenté un projet d’album produit à l’aide de plusieurs outils IA, reconnaissant que Flow Machines est le premier système dont elle ait eu connaissance.
L’IA est largement utilisée par les plateformes de streaming comme Spotify ou Deezer lorsqu’elles recommandent des chansons et créent des playlists. Dans ce domaine, l’une des sociétés les plus sollicitées est Musimap (BE), dont les algorithmes permettent d’identifier les émotions et le profil musical de l’utilisateur
Qui est le titulaire du droit d’auteur?
Même si les artistes qui utilisent l’IA insistent sur le fait que la machine reste un outil, et pas la véritable créatrice, la situation n’est pas dénuée de paradoxes. Le collectif Obvious, par exemple, a lancé dès ses débuts le slogan « La créativité n’est pas seulement réservée aux humains », ce qui a alimenté l’idée que ses peintures étaient l’œuvre d’algorithmes autosuffisants. De la même manière, AIVA est présenté sur son site Web comme « le premier artiste virtuel dont les créations sont enregistrées à la société de droits d’auteur (la SACEM) ». En toute rigueur, la SACEM n’admet comme titulaires que les personnes physiques, et c’est ce qu’a réaffirmé en 2017 David Laborier, président de la Commission consultative des ayants droit (CCAD) de l’entité : « Le droit d’auteur est attribué aux personnes physiques et ne peut être attribué à une personne morale. L’algorithme en lui-même n’est pas membre d’une société de gestion collective des droits d’auteur, c’est une personne physique membre de la startup AIVA Technologies qui l’est et qui déclare les œuvres sous le pseudonyme “AIVA”. Je me permets de condamner de vive voix le slogan employé par AIVA Technologies sur le site Internet ».
Il est en outre frappant qu’aucune des œuvres IA citées jusqu’à présent ne soit signée de son vrai nom par celui qui l’a réalisée, et que toutes se voient apposé un pseudonyme.
Cette contradiction est nourrie par plusieurs facteurs sous-jacents, déterminants pour comprendre le phénomène de l’art IA. Tout d’abord, en matière de communication, il est clair qu’il est plus accrocheur d’attribuer la création d’une œuvre à l’inspiration d’une machine ou d’un robot plutôt qu’aux efforts d’un être humain. Ensuite, en donnant à la machine un nom qui n’est autre que son propre avatar, le créateur s’assure que son empreinte personnelle et sa vision soient pérennisées. D’autre part, en apprentissage automatique — et particulièrement en apprentissage profond — la machine propose parfois des résultats qui surprennent jusqu’aux concepteurs des algorithmes. Imprévisibilité et sérendipité amènent donc peutêtre l’artiste à sentir qu’il n’a pas traversé seul le processus de création mais que quelqu’un d’autre l’a accompagné.
Lorsque l’équipe d’Obvious a commencé à travailler avec les GAN, elle n’est pas partie de zéro, mais s’est basée sur un algorithme développé par Robbie Barrat, un jeune programmeur nord-américain, allant jusqu’à opter pour la même source de données — le site Web WikiArt.com. Quand une œuvre en partie conçue à partir de formules mathématiques empruntées à leur auteur s’est tout à coup vendue plusieurs centaines de milliers de dollars, des voix se sont élevées sur le marché de l’art numérique pour manifester leur ébahissement et leur amertume. Barrat lui-même s’est indigné sur Twitter, disant que le portrait ressemblait de trop près à des œuvres qu’il avait lui-même générées par GAN un an avant la vente aux enchères. Mais le fait est que Barrat avait partagé le code de ses algorithmes sur le site GitHub et que l’équipe d’Obvious a pris soin de le contacter personnellement pour lui demander la permission de le réutiliser. Il est vrai pourtant, comme a répliqué Barrat, qu’il n’avait pas fourni de licence de commercialisation.
Au sein de l’espace francophone, certaines de ces formations universitaires font explicitement figurer au programme des aspects en relation avec l’art et les ICC. L’école d’ingénieurs MINES ParisTech, en partenariat avec l’IRCAM et d’autres institutions européennes, propose le diplôme « AIMove : Intelligence artificielle et Mouvement dans les industries et la création ».Citons également le certificat « Hands on AI » de l’Université de Mons en Fédération Wallonie-Bruxelles qui inclut un chapitre dédié à l’art et à la création
Le musicien français André Manoukian a une opinion différente. Fin 2017, ce pianiste s’est associé à Philippe Guillaud pour fonder la jeune pousse (startup) Muzeek — un mot-valise créé à partir de « muse » et « geek » — dont la spécialité est l’IA appliquée à la génération de musique pour vidéos. Le projet utilise comme données de départ des centaines de mélodies originales, composées par des artistes professionnels sous contrat. Grâce à des algorithmes, la machine génère ensuite des milliers de variations et propose à l’utilisateur celles qui s’adaptent le mieux à sa vidéo. Selon Manoukian, il faut en finir avec le « Far West » et passer à un modèle qui combine l’innovation avec le respect des droits d’auteur : « Quand nos concurrents proposent des musiques libres de droits que personne n’a signés, vous êtes à la merci que n’importe qui signe cette musique et la dépose. Tandis que nous, nous sommes dans le meilleur de l’Ancien Monde — le droit d’auteur — et dans le meilleur du nouveau — nous sommes capables de produire en masse, adaptable automatiquement. »
Quoi qu’il en soit, la création assistée par IA comporte des défis conceptuels et juridiques qui n’ont pas encore été résolus. Dans la plupart des pays, on peut uniquement protéger une « œuvre de l’esprit », ce qui renvoie nécessairement à un titulaire humain. Au début de 2017, le Parlement européen a envisagé la possibilité de créer un statut juridique spécial pour les robots — ce qui dans le cas du droit d’auteur aurait impliqué qu’on reconnaisse la machine comme titulaire —, mais a finalement fait marche arrière, écartant cette option.
Enjeux sociétaux de l’IA dans la culture
Au-delà de la question de la paternité de l’œuvre, il faut évoquer les enjeux sociétaux qui se rapportent à l’IA en général, mais acquièrent une couleur particulière dans le domaine de l’art et des industries culturelles et créatives. Tout d’abord, il est évident que l’IA peut représenter une grande opportunité en matière de création d’emplois à forte valeur ajoutée. De fait, artistes codeurs, développeurs d’algorithmes, entrepreneurs et autres professionnels combinant créativité et savoir-faire IA peuvent se retrouver sur un terrain extraordinairement fécond. La situation est toutefois beaucoup moins favorable aux artistes « traditionnels » qui ne sont généralement pas familiarisés avec les applications ou les outils d’apprentissage automatique et considèrent que cette technologie, loin de les aider, peut mettre en danger le rôle qu’ils assument dans la société. Le 12 mai 2017, la Fédération luxembourgeoise des auteurs et compositeurs (FLAC) s’est adressée au ministre de la Culture pour protester contre le fait que la société AIVA ait été chargée de créer la musique pour la cérémonie de la fête nationale : « Si maintenant le ministre de la Culture commande une œuvre composée par une IA nichée au fond d’un ordinateur et l’impose pour la cérémonie de la Fête nationale, nous considérons cela comme un affront vis-à-vis des compositeurs et compositrices luxembourgeois, une claque en plein visage de tous les créateurs et créatrices dans tous les domaines artistiques. Les commandes officielles sont rares au Luxembourg et les occasions de promotion encore plus. »
Dans le pire des cas, l’IA appliquée au domaine de l’art peut déboucher sur un scénario catastrophe dans lequel l’être humain n’a plus sa place : « On n’aimerait pas imaginer pour l’avenir : les fausses fleurs, le crémant synthétique, les discours rédigés par des chat-bots ou alors notre orchestre symphonique ainsi que les orateurs et les oratrices remplacés par des hologrammes. Pourquoi pas, après tout, toute la cérémonie en réalité virtuelle. Monsieur le Premier Ministre, faire confiance aux hommes, voilà la vraie audace. »
D’autre part, le fait que les femmes soient beaucoup moins nombreuses que les hommes dans l’industrie IA pourrait finir par provoquer un recul en matière d’égalité des genres dans des secteurs qui — comme l’édition de livres — maintiennent traditionnellement un certain équilibre. De même, la faible représentation des minorités dans le monde technologique pourrait entraîner une forte contamination de l’art du futur par toutes sortes de biais et de stéréotypes sociaux.
Conclusion et recommandations
Si l’on considère à présent le fort potentiel culturel et économique de l’IA appliquée aux arts et aux ICC, le secteur public a d’excellentes raisons pour s’intéresser de plus près à la mouvance IA. En conformité avec les recommandations proposées dans le point précédent, il serait important de soutenir les acteurs culturels à travers formations, manifestations, résidences, attribution de prix, réseautage avec les universités et le monde de la technologie, création de centres d’art IA et autres initiatives capable de conférer une plus grande visibilité à cette tendance. En matière de formation, il serait avantageux de produire plus de contenus en français.
En ce qui concerne le droit d’auteur, la création avec IA suscite encore de grandes controverses qui sont loin d’avoir été résolues, en particulier à propos de qui on doit considérer comme étant le ou les titulaire(s) des droits. Même s’il est peut-être trop tôt pour introduire des changements législatifs, il serait très utile d’encourager des débats juridiques de qualité sur la question.
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