Auteur : Vincent Gabriel
Site de publication : Centre d’étude des crises et conflits internationaux (CECRI)
Type de publication : Rapport
Date de publication : 2020
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La Chine, futur hégémon ?
En quelques années, la Chine a rattrapé à pas de géant son retard en matière d’intelligence artificielle, venant désormais menacer l’hégémonie technologique américaine. L’IA y est bien plus qu’une discipline scientifique ou un projet de recherche, mais une réalité appliquée dans de nombreux secteurs de la vie quotidienne, de l’e-commerce aux technologies de surveillance qui caractérisent son « autoritarisme digital ».
Le 15 mars 2016, le programme développé par Google Deepmind, AlphaGo, remporte un match de go contre le Sud-Coréen Lee Sedol. L’évènement, très médiatisé, est vécu comme un électrochoc à Pékin, un « moment Spoutnik » renforcé par la nouvelle victoire du programme un an plus tard, contre le champion du monde Ke Jie, originaire de Chine. Xi Jinping, arrivé au pouvoir en 2013, prend très au sérieux les victoires du programme informatique et lancera presque aussitôt un ambitieux programme de développement d’une IA chinoise. En effet, dès le 28 septembre 2016, soit quelques mois seulement après la défaite de Lee Sedol, un document officiel est publié par le ministère de l’Industrie et de l’Informatique avec la collaboration du ministère des Finances : les « Modalités de mises en œuvre du projet de fabrication intelligente en Chine (2016-2020) ». Il s’agit d’une réflexion préliminaire qui sera approfondie dans le New Generation of Artificial Intelligence Development Plan, adopté en juillet 2017 et qui fixe la stratégie chinoise en la matière.
Le Plan fait montre d’un discernement aigu des enjeux de l’IA, constatant son développement rapide et les profonds changements qu’elle engendre sur la société mondiale. En effet, il entend « saisir les principales opportunités stratégiques » que présente la technologie afin de moderniser son économie, son armée et son influence internationale. Le document fixe un objectif clair : faire de la Chine le leader mondial de l’intelligence artificielle pour 2030.
Pour ce faire, le gouvernement chinois accompagnera l’étude et le développement des théories basiques de l’intelligence artificielle, afin de pouvoir dépasser les limites de celle-ci, en développant par exemple un advanced machine learning. Afin d’assurer une efficacité maximale de la démarche, l’approche sera pleinement multidisciplinaire, liant les sciences cognitives à la psychologie, l’économie, les neurosciences, les mathématiques ou la sociologie. En outre, le développement de services autonomes sera facilité, en partenariat étroit avec les technologies de robotique et le secteur industriel.
Pékin dispose donc d’un avantage comparatif décisif, espérant détenir 30% des données mondiales à l’horizon 2030
Les industries émergeantes seront donc soutenues : il s’agit des smart robots, des intelligent vehicles, de la réalité virtuelle, de smartphones nouvelle génération ou bien du développement d’un nouvel Internet of Things (l’interconnexion de différents services et outils avec internet). Le second point de cet objectif est d’accélérer l’application de l’IA à l’industrie, afin d’en accroître l’innovation et la production. Plusieurs secteurs sont envisagés : la manufacture, l’agriculture, la finance, la logistique et même l’urbanisme, en renforçant la durabilité des matériaux employés par exemple. Un troisième vecteur sera une reconfiguration totale des entreprises par l’intelligence artificielle. L’objectif sera de bâtir une nouvelle structure d’entreprises, en encourageant l’utilisation de smart factories et de sites de production autonome, en sensibilisant les entrepreneurs et patrons à l’IA et en les encourageant d’y avoir recours.
L’IA en Chine : atouts et limites
La Chine dispose de plusieurs atouts lui permettant de réaliser ce Plan ambitieux, mais aussi de lacunes importantes qui pourraient ralentir ou nuire à l’efficacité de celui-ci. Le premier des atouts de la puissance chinoise représente bien évidemment sa masse démographique : elle reste le pays le plus peuplé au monde, avec environ 1,4 milliards d’habitants pour un peu plus de 300 millions pour les Etats Unis. Cet avantage doit toutefois être nuancé au regard de l’accès à internet dont jouit cette population : l’écart se résorbe alors nettement, puisque l’on estime le nombre d’utilisateurs à 730 millions en Chine, pour 250 millions aux Etats-Unis.
À cette masse d’utilisateurs potentiels s’ajoute également le goût chinois pour les nouvelles technologies, très enraciné dans la population. Alors qu’en Europe, celles-ci sont vues avec suspicion et crainte, le discours prôné par les autorités chinoises est, lui, enthousiaste et positif. Pékin dispose donc d’une énorme quantité d’usagers des technologies digitales dont ils sont très friands : les Chinois sont d’énormes consommateurs de smartphones et autres technologies numériques. Mécaniquement, cette quantité d’utilisateurs et ce goût pour la technologie entraînent la constitution d’énormes corpus de données, d’ailleurs très peu protégées en Chine, voyageant d’une entreprise à l’autre. Par exemple, l’économie chinoise génère une quantité énorme de données, car la majorité des commerces procèdent désormais par paiements électroniques. Toutes ces données sont aussitôt envoyées aux scientifiques afin d’alimenter le deep learning. Pékin dispose donc d’un avantage comparatif décisif, espérant détenir 30% des données mondiales à l’horizon 2030. Cependant, les Etats-Unis disposent eux aussi d’atouts décisifs en la matière, notamment grâce à leur disposition centrale dans le réseau des câbles sous-marins donnant accès à internet. Cette supériorité chinoise doit donc être relativisée.
S’il est un rouage défaillant dans machinerie établie par Pékin, c’est bien le facteur humain. En effet, la Chine souffre d’une sévère pénurie de talents : là où les USA disposent d’environ 80 000 spécialistes IA, Pékin ne peut compter que sur la moitié, dont une grande partie vient d’Europe. Élément aggravant, la langue chinoise est également vectrice de difficultés en elle même : complexe, très peu de chercheurs étrangers sont prêts à l’apprendre, ce qui limite les interactions scientifiques. En outre, la politique internet développée par le régime nuit à la qualité de la recherche en limitant la liberté d’expression et l’esprit critique de ses chercheurs.
La Chine souffre d’une sévère pénurie de talents : là où les USA disposent d’environ 80 000 spécialistes IA, Pékin ne peut compter que sur la moitié, dont une grande partie vient d’Europe
Ensuite, la Chine souffre de défaillances critiques en logistique et en infrastructures. Elle est par exemple très dépendante des Etats-Unis pour ce qui concerne les micro-puces, essentielles au machine learning et présente un grand retard sur les semi-conducteurs, indispensables au développement de l’intelligence artificielle. Toutefois, Pékin est consciente de ces failles et y travaille, annonçant par exemple en octobre 2019 un plan de plus de 25 milliards d’euros destinés à atteindre l’autosuffisance en semi conducteurs pour 2025. Elle s’est également lancée dans la construction d’un câble sous-marin de 20 000 kilomètres, le SEA-ME-WE 5. Enfin, après être restés globalement inactifs sur le sujet, les Etats-Unis se sont lancés dans une politique visant à ralentir les progrès chinois. Ainsi, les récentes sanctions adoptées par l’Administration Trump, qu’il s’agisse des limitations sur les exportations des matériaux essentiels au développement de l’IA ou bien directement sur certaines entreprises, dont Huawei, ont durement frappé la Chine. Enfin, l’érosion de la croissance chinoise, exacerbée par l’actuelle crise du coronavirus, est une menace à la poursuite de la politique IA de Pékin.
Les USA, puissance sur le déclin ?
Alors que Pékin se dotait en 2017 d’un plan d’action IA ambitieux, détaillé et accompagné de financements massifs, les Etats-Unis tardent à développer une politique gouvernementale à la hauteur de l’enjeu. Si cette situation peut sembler surprenante, elle s’explique principalement par le désintérêt pour cette technologie du Président Trump.
Arrivant à la fin de son mandat et conscient des enjeux posés par l’intelligence artificielle, le Président Barack Obama a rendu public trois rapports sur l’IA : Preparing for the Future of Artificial Intelligence, The National Artificial Intelligence Research and Development Strategic Plan et Artificial Intelligence, Automation, and the Economy. Tous soulignaient la nécessité de développer une politique ambitieuse, alors que la Chine commençait à se montrer très active. En 2014, s’inquiétant de la montée en puissance de Pékin, mais aussi de la Russie, Chuck Hagel, Secrétaire à la Défense, publia la Third Offset Strategy, dans laquelle l’IA occupait déjà une place importante.
Le nouvel élu disposait donc de plusieurs pistes et documents essentiels pour lancer, dès le début de son mandat, une politique efficace afin de consolider l’avance américaine. C’était sans compter sur la personnalité atypique du nouveau Président, Donald Trump.
Prenant bien soin de ne donner aucune suite au sentier tracé par son prédécesseur, le 45e Président des Etats-Unis s’est au contraire évertué à soigneusement couper dans les fonds fédéraux alloués à la Recherche et au Développement. Pourtant, dès 2017, le Pentagone alertait sur le retard pris par les USA en intelligence artificielle : avec le développement de la politique chinoise, le monopole américain menaçait de s’effriter. Conscient du rôle crucial que l’IA serait amenée à jouer dans le futur, le Department of Defense s’est par la suite encore inquiété à de nombreuses reprises auprès du Président de la menace stratégique majeure qui se profilait pour Washington.
Le 11 février 2019 représente une étape décisive : le Président américain proclame un Executive Order on Maintaining American Leadership in Artificial Intelligence. Les Etats-Unis se dotèrent alors, enfin, d’une stratégie nationale d’intelligence artificielle. Conscient des enjeux que pose la technologie et souhaitant consolider la dominance américaine en la matière, le gouvernement américain entend initier « un effort concerté pour promouvoir les progrès en matière de technologie et d’innovation, tout en protégeant la technologie, la
sécurité économique et nationale, les libertés civiles, la vie privée et les valeurs américaines ». Est donc annoncé le lancement d’une grande stratégie coordonnée par le gouvernement fédéral, l’American AI Initiative, guidée de cinq principes :
- Favoriser le développement technologique en promouvant un dialogue entre le gouvernement fédéral, l’industrie et le monde académique.
- Favoriser le développement de nouvelles normes techniques et réduire les obstacles au déploiement de l’IA.
- Former les travailleurs à cette technologie.
- Renforcer la confiance dans les technologies de l’IA tout en protégeant les libertés et les valeurs américaines.
- Promouvoir un environnement international favorable à la recherche et à l’innovation américaines, tout en protégeant l’avantage technologique américain.
Dans son message au Congrès lors de la présentation du budget pour l’année fiscale 2021, Donald Trump énonce ainsi que « le 21e siècle nous oblige à (…) donner la priorité à l’intelligence artificielle, à la 5G et aux industries du futur, et à protéger notre recherche et notre environnement de l’influence des gouvernements étrangers. (…) Cela exigera de la part de chaque agence gouvernementale de faire davantage pour se préparer aux exigences de demain ». Plusieurs millions de dollars sont donc dégagés, faisant qu’en 2020, le budget en recherche et développement américain en matière d’IA culminait à 850 millions de dollars répartis sur plusieurs départements. En effet, si elle continue sa politique de coupe dans les budgets de recherche et développement, l’administration Trump a épargné les projets liés à la cyber sécurité ou aux nouvelles technologies, qui bénéficient au contraire d’une hausse substantielle de 107% par rapport à l’année précédente.
Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont l’atout principal des Etats-Unis dans le développement de l’intelligence artificielle. Leur dynamisme et leur expérience, mondialement reconnus, ainsi que leur poids économique et technologique colossal leur permettent de s’imposer sur la scène internationale… et de survivre au désintérêt de Washington. En effet, ils occupent tous les cinq le haut du classement des entreprises développé par Forbes chaque année, qui permet de comparer les géants américains avec leurs homologues chinois. Pour assurer leur subsistance, ils développent une stratégie commerciale simple mais efficace : racheter toutes les start-up innovantes et autres concurrents potentiels, comme le fit Google avec Deep Mind, spécialiste britannique du machine learning et responsable du développement du programme Alpha Go.
Ces entreprises développent donc une politique propre, capable de s’affranchir de la sphère politique. Citons par exemple l’initiative OpenAI d’Elon Musk, lancée en janvier 2015 dans le but de coordonner les recherches entre les sociétés compétentes en matière d’IA. Dans un tout autre domaine, les GAFAM sont également en mesure d’exporter librement leur technologie et de développer des centres de recherche hors des Etats-Unis, développant des partenariats avec d’autres pays et jouissant donc d’une marge de manœuvre assez flexible vis-à-vis de Washington.
Les entreprises américaines – catégorie englobant, bien entendu, bien plus que les GAFAM – peuvent également compter sur la maîtrise des infrastructures essentielles au développement de l’intelligence artificielle et à la maîtrise de l’internet. Il s’agit par exemple des câbles sous-marins, qui permettent à d’autres Etats de disposer d’internet, les plaçant de facto dans une situation de dépendance, à laquelle la Chine s’évertue d’échapper. Surtout, cela permet à ces entreprises de capter et récolter des données à l’échelle internationale, alors que celles-ci font l’objet aux Etats-Unis d’une législation très souple. La NSA a récemment annoncé que près de 95% des flux de données mondiaux passaient par les Etats-Unis grâce à ces infrastructures. En effet, ils sont au centre du réseau mondial des câbles, cristallisation tangible de leur position au cœur de l’internet. C’est précisément pour cette raison qu’entreprises et pouvoir politique voient d’un très mauvais œil le développement d’une politique de législation des données en Europe notamment, car cela les couperait d’une grande quantité de ressources nécessaires au développement de l’IA.
Actuellement première puissance mondiale, les Etats-Unis pourraient voir leur supériorité technologique, incontestée depuis la fin de la guerre froide, remise en question par le développement de l’intelligence artificielle. Constatant la croissance économique et technologique rapide de la Chine, l’administration Trump a finalement réagi en lançant une guerre commerciale très médiatisée. Ce qui fut peu dit, c’est que les enjeux de celle-ci sont profondément liés aux questions de souveraineté numérique et de rivalités entre les grands groupes d’entreprises des deux superpuissances, dont l’affrontement technologique constitue désormais la nouvelle donne géopolitique du 21e siècle. En effet, le Président américain a par exemple signé en mai 2019 un executive order interdisant l’utilisation de télécoms étrangères aux entreprises américaines, cette décision visant bien entendu le géant chinois Huawei 165, sur fond de lutte entre Washington et l’entreprise au sujet de la 5G. Bien plus, comprenant les enjeux au niveau de la protection et de la collecte des données, la Maison Blanche s’est également attelée à faire pression sur ses Alliés, en particulier européens, pour les dissuader de permettre à Huawei d’installer leurs infrastructures 5G.
C’est un réel problème pour l’IA américaine, car le déploiement d’une intelligence artificielle purement nationale est impossible
Dès son arrivée au pouvoir, le Président Trump a mené des coupes drastiques dans les budgets de recherche et développement. Cette décision a grandement handicapé les centres de recherche et universités travaillant sur l’intelligence artificielle même si, désormais, le gouvernement a repris ses investissements dans l’IA. Toutefois, les restrictions sur l’immigration imposées par Donald Trump continuent de frapper durement les grandes entreprises et la recherche, en les privant de l’arrivée de chercheurs ou étudiants qualifiés étrangers. C’est un réel problème pour l’IA américaine, car le déploiement d’une intelligence artificielle purement nationale est impossible. Surtout, le développement des entreprises américaines, qui jouissent d’un pouvoir d’attraction très fort aujourd’hui limité par le discours nationaliste porté par l’administration Trump, a depuis toujours reposé sur l’arrivée de ces « cerveaux » étrangers. Si le système universitaire américain reste d’excellente qualité et les institutions de recherche particulièrement puissantes, l’attrait des Etats-Unis pour les étudiants étrangers est désormais de plus en plus concurrencé par des villes chinoises comme Shanghai, donnant lieu à une véritable « guerre des cerveaux » entre la Chine et les Etats-Unis. Pour toutes ces raisons, plusieurs experts plaident pour une réouverture des quotas d’immigrations, afin de pouvoir attirer davantage « d’immigrants qualifiés ».
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