Auteur : André-Michel Essoungou
Site de publication : Le Monde diplomatique
Type de publication : Article
Date de publication : septembre 2020
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Début juin, Facebook a fermé 446 pages, 96 groupes et plus de 200 comptes Instagram administrés par la société franco-tunisienne URéputation. Celle-ci aurait cherché à influencer, par la diffusion de fausses informations, des élections en Afrique francophone. Laboratoire mondial des manipulations numériques, le continent développe plusieurs types de riposte.
Un temps rangées au musée des utopies, les élections démocratiques se sont répandues en Afrique au cours des trois dernières décennies. Mais, à mesure que le continent s’arrime au réseau Internet, le risque de la manipulation numérique grandit, principalement par le biais des réseaux sociaux. La menace paraît d’autant plus grave qu’elle passe souvent inaperçue.
Un détail le confirme : c’est en Afrique, notamment au Nigeria et au Kenya, que Cambridge Analytica a testé ses techniques frauduleuses d’aspiration de données utilisées lors du référendum sur le Brexit et l’élection présidentielle américaine en 2016. Les électeurs de ces pays ont servi, à leur insu, de cobayes d’une stratégie en trois étapes. D’abord, récolter, principalement sur Facebook, les données personnelles en ligne de millions de citoyens : âge, sexe, préférences esthétiques, culturelles ou politiques. Ensuite, analyser ces informations pour définir des microcatégories. Enfin, orienter les choix individuels, à l’aide d’algorithmes, par le biais d’une propagande taillée sur mesure, sur les plates-formes numériques.
Deux anciens employés de Cambridge Analytica, Mme Brittany Kaiser et M. Christopher Wylie, ont révélé que, lors des élections présidentielles de 2013 et de 2017 au Kenya, la société britannique conseillère du chef de l’État Uhuru Kenyata a collecté les données personnelles des électeurs et, à partir de leurs profils, a déployé une propagande cousue de mensonges et d’exagérations.
Au Nigeria, six semaines avant la présidentielle de 2015, un milliardaire local qui, selon les déclarations de M. Wylie, était « affolé par la possible victoire du candidat de l’opposition », M. Muhammadu Buhari, s’offre pour 2 millions de dollars (1,75 million d’euros) les services de Cambridge Analytica. Recourant à des spécialistes de vols d’informations numériques (hackers), celle-ci fait circuler le dossier médical du candidat Buhari, alors âgé de 72 ans, sur les réseaux sociaux, laissant entendre que sa santé ne lui permettrait pas d’exercer le pouvoir. Elle produit également des vidéos montrant des meurtres de civils attribués à des islamistes, suggérant qu’une victoire du candidat du parti d’opposition, musulman du Nord, susciterait une montée des violences. En dépit de ces efforts, cette fois, le candidat d’opposition l’emporte.
Les électeurs de ces pays ont servi, à leur insu, de cobayes d’une stratégie en trois étapes. D’abord, récolter, principalement sur Facebook, les données personnelles en ligne de millions de citoyens : âge, sexe, préférences esthétiques, culturelles ou politiques. Ensuite, analyser ces informations pour définir des microcatégories. Enfin, orienter les choix individuels, à l’aide d’algorithmes, par le biais d’une propagande taillée sur mesure, sur les plates-formes numériques
Fin d’une longue idylle
Facebook, la plateforme la plus populaire du continent africain, avec plus de 200 millions d’utilisateurs, abrite toutes sortes de manipulations. Alors qu’il créait des pages sous de fausses identités, le groupe Archimedes, établi à Tel-Aviv (Israël) et disparu depuis, a ainsi soutenu durant l’année 2019 des candidats lors de scrutins présidentiels au Togo, en République démocratique du Congo (RDC), au Nigeria ou en Tunisie. Près de 2,8 millions d’utilisateurs ont été visés. En Zambie et en Ouganda, avec l’aide d’employés du géant des télécommunications chinois Huawei, les gouvernements ont organisé la surveillance électronique de personnalités d’opposition et du monde associatif. En Ouganda, la police a ainsi pu accéder, à son insu, au compte WhatsApp de M. Bobi Wine, musicien populaire et opposant du président Yoweri Museveni. Ces vols permettent aux autorités de contrarier la mobilisation des adversaires.
La succession de révélations de ce genre marque la fin d’une longue idylle. En effet, les réseaux sociaux ont longtemps été perçus comme des catalyseurs de la participation politique, des vecteurs de l’élargissement des modes de mobilisation et des lieux d’expression pour les sans-voix sur tout le continent. En 2010, M. Goodluck Jonathan avait annoncé, sur Facebook, sa candidature à un nouveau mandat présidentiel au Nigeria, un acte inédit qui marquait l’entrée des acteurs politiques africains dans la communication politique moderne. Lors de la crise postélectorale au Kenya en 2008, de jeunes ingénieurs et blogueurs avaient créé une plate-forme, Ushahidi, sorte de cartographie collaborative des violences consécutives aux scrutins. Le rêve des prophètes de la « techno-utopie » semblait alors devenu réalité.
Cependant, dès le milieu de la décennie passée, plusieurs dirigeants africains prétextent les manipulations numériques pour tenter de contrôler les réseaux sociaux. En 2006, le gouvernement éthiopien bloque l’accès à certains sites Internet, inaugurant cette pratique liberticide en Afrique subsaharienne. La même mesure sera adoptée au Tchad, au Burundi, en Ouganda, en RDC, au Cameroun ou au Togo. Entre 2016 et 2019, vingt-deux pays africains ont interrompu ou ralenti l’accès à Internet, souvent lors d’élections. Parallèlement à ces coupures, des leaders d’opposition et des militants de la société civile sont arrêtés ou assignés à résidence. Mais cette répression a un coût financier non négligeable, d’autant que des secteurs significatifs de la vie économique en dépendent de plus en plus. Les coupures auraient coûté plus de 2,1 milliards de dollars (1,85 milliard d’euros) aux pays d’Afrique subsaharienne en 2019.
En Zambie et en Ouganda, avec l’aide d’employés du géant des télécommunications chinois Huawei, les gouvernements ont organisé la surveillance électronique de personnalités d’opposition et du monde associatif. En Ouganda, la police a ainsi pu accéder, à son insu, au compte WhatsApp de M. Bobi Wine, musicien populaire et opposant du président Yoweri Museveni. Ces vols permettent aux autorités de contrarier la mobilisation des adversaires
Plus récemment, des gouvernements africains ont décidé de taxer l’accès aux réseaux sociaux. En Ouganda, il faut désormais débourser 200 shillings ougandais (environ 50 centimes d’euro) par jour pour accéder à Facebook, Twitter ou WhatsApp. Au Bénin, il en coûte 5 francs CFA (0,70 centime d’euro) par mégabit. Cette taxation aggrave les inégalités d’accès au réseau Internet, excluant davantage les couches les plus défavorisées. On peine à voir, en outre, comment elle diminue les manipulations numériques dans la mesure où celles-ci sont souvent le fait de sociétés disposant de ressources financières importantes et agissant depuis l’étranger.
À l’initiative d’associations et de législateurs nationaux, des lois restreignent ou encadrent désormais la collecte des données personnelles dans vingt-cinq pays africains. Reste le véritable défi des manipulations en ligne. En Afrique du Sud, la commission électorale emploie des centaines de personnes à traquer les fraudes et sensibilise les utilisateurs. Mais encore faut-il que les institutions nationales disposent d’un pouvoir réel de contrôle et de sanction contre des sociétés comme Cambridge Analytica ou encore les géants tels que Facebook ou Twitter.
Les plates-formes en ligne ont transformé les rapports sociaux sur le continent, plus activement encore que ne l’avait fait l’introduction massive de la téléphonie mobile. Avec l’application WhatsApp, le temps et la distance entre Africains se sont remarquablement contractés. Les millions d’échanges quotidiens sur cette plate-forme, l’application de messagerie la plus populaire en Afrique et propriété de la compagnie Facebook, rythment tous les domaines de la vie locale. Par textes, photographies et vidéos, près de 200 millions d’Africains échangent, s’informent et gardent un contact immédiat avec leurs proches dispersés sur le territoire. Contrairement aux autres régions du monde, où les utilisateurs ont recours plus souvent à plusieurs services de messagerie en ligne, en Afrique la domination de WhatsApp est sans partage, plaçant cet outil dans une situation de quasi-monopole.
Entre 2016 et 2019, vingt-deux pays africains ont interrompu ou ralenti l’accès à Internet, souvent lors d’élections. Parallèlement à ces coupures, des leaders d’opposition et des militants de la société civile sont arrêtés ou assignés à résidence. Mais cette répression a un coût financier non négligeable, d’autant que des secteurs significatifs de la vie économique en dépendent de plus en plus. Les coupures auraient coûté plus de 2,1 milliards de dollars (1,85 milliard d’euros) aux pays d’Afrique subsaharienne en 2019
Trois tendances lourdes dessineront les évolutions politiques liées aux réseaux sociaux. La première est l’accroissement du nombre d’Africains connectés à la Toile. Si seulement 39 % de la population du continent est en ligne, à comparer à au moins 50 % dans les autres régions du monde, cette proportion pourrait augmenter rapidement. Entre 2010 et 2020, le nombre de personnes connectées est passé de moins de 5 millions à plus de 500 millions, selon le site Internet World Stats (IWS). Plus déterminant encore, les investissements en cours suggèrent que l’accélération devrait se poursuivre à un rythme plus rapide. Le 17 mai 2020, un consortium de huit sociétés — Facebook, Orange, China Mobile International, MTN (Afrique du Sud), STC (Arabie saoudite), Vodafone (Royaume-Uni), Telecom Egypt, West Indian Ocean Cable Company (île Maurice) — ont lancé la construction d’un câble sous-marin de 37 000 kilomètres baptisé 2Africa, qui décuplera l’accès du continent à Internet d’ici à 2024.
La « cible de discours haineux »
Deuxième tendance lourde : la migration plus marquée du débat politique africain vers les plates-formes numériques. Au discrédit dont souffre la presse traditionnelle s’ajoute la relative facilité de connexion aux réseaux sociaux. Au Mali, la campagne législative de 2018 a été lancée sur ces réseaux comme dans les villes et les villages. Enfin, la troisième tendance lourde, la plus déterminante, est l’attitude des compagnies propriétaires de plates-formes : chercheront-elles à préserver l’intégrité de scrutins électoraux souvent fragiles ou appliqueront-elles au contraire en Afrique la logique qui leur assure de confortables revenus ailleurs, à savoir l’exploitation des données personnelles des utilisateurs ? Le sort des élections, parfois accompagnées de montées de violence, tient pour beaucoup aux réponses à ces questions. « Dans un avenir immédiat, avertit un rapport de la Fondation Kofi Annan, les élections dans les démocraties des pays du Sud seront la cible de discours haineux, de désinformations, d’ingérences extérieures et de manipulations sur les plates-formes digitales.»
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