Auteur : Julien Bondaz
Site de publication : OpenEdition Books
Type de publication : Rapport
Date de publication : 2016
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Le grand public a souvent une vision caricaturale des marchands d’art africain, les accusant soit de piller le patrimoine de l’Afrique subsaharienne, soit de faire passer des copies artificiellement vieillies pour d’authentiques œuvres d’art. Ce second type d’accusations repose parfois sur l’établissement d’une distinction entre les marchands occidentaux, considérés comme des experts honnêtes et connaisseurs, et leurs collègues africains, accusés au contraire de vol, d’arnaque ou d’ignorance. En juin 2013, à propos du démantèlement d’un réseau de « faussaires », un galeriste de Saint-Germain-des-Prés notait ainsi : « Ce qui me dérange dans cette affaire, c’est le fond de racisme qu’elle révèle. Ce sont des Africains qui vendent ces objets dans la rue et ce sont des Blancs qui achètent, persuadés que le vendeur africain n’y connaît rien et qu’eux vont faire une bonne affaire ».
Les marchands occidentaux ne sont eux-mêmes pas nombreux à rendre hommage à leurs homologues africains, à la manière de Raoul Lehuard, qui remarquait, en 1980, que « la plupart des gens ignorent que, de nos jours, le marché de l’Art Nègre est entre les mains des Africains. Ils sont les inventeurs et les premiers intermédiaires ».
Pour leur part, les chercheurs en sciences sociales se sont jusqu’à présent davantage intéressés aux marchands occidentaux qu’aux antiquaires africains : on connaît ainsi beaucoup mieux les noms de Charles Ratton, Paul Guillaume, René Rasmussen, Pierre Vérité ou Jean Roudillon, que ceux des Maliens Gouro Sow et Mamadou Sylla, qui fournissent le marché de l’art africain à partir de la fin des années 1940, ou du Malien Diongassy Almamy et du Sénégalais Mourtala Diop, à partir des années 1960 et 1970.
Ruth Phillips et Christopher B. Steiner ont plus largement observé que la marchandisation de l’art constituait un angle mort de la recherche tant en histoire de l’art qu’en anthropologie, regrettant que les chercheurs aient trop souvent considéré les œuvres transformées en marchandises comme des objets « douteux ».
De même, les ethnologues ayant étudié les collectionneurs occidentaux ont montré que ces derniers occultaient l’aspect financier de leurs pratiques et le statut de marchandise par lequel sont passées, très généralement, les pièces de leur collection.
Pour des raisons variées qui vont de la rhétorique du désintéressement à la mise en exergue de la réception des œuvres, chercheurs et amateurs d’art partagent ainsi une même difficulté à envisager les œuvres d’art africain comme des marchandises requalifiées et à valoriser les acteurs de leur marchandisation.
Enquêter sur les marchands africains d’art africain invite en outre à décentrer les analyses consacrées à la construction historique et culturelle du primitivisme, considéré comme spécificité de la modernité occidentale. Dans le cadre des postcolonial studies ou de l’anthropologie postmoderne, l’intérêt porté aux processus marchands de requalification de certains artefacts en œuvres d’art sert d’ailleurs la critique et la déconstruction des discours primitivistes (Clifford, 1996 ; Price, 2006). Les pratiques, les stratégies commerciales, mais aussi les savoirs et les émotions des marchands africains – des intermédiaires pourtant centraux – ont à l’inverse peu retenu l’attention. En s’intéressant à ces acteurs incontournables mais subalternes, l’enjeu n’est donc pas seulement de faire l’ethnographie du marché de l’art africain. Il s’agit de comprendre comment ces marchands du cru transforment des objets proches sinon familiers en œuvres d’art authentiques et exotiques, en mobilisant conjointement des valeurs culturelles et marchandes, des récits de soi et des discours esthétiques universellement appropriables.
Depuis les recherches menées par Christopher B. Steiner à Abidjan, le marché ouest-africain a connu plusieurs transformations majeures qui n’ont guère fait l’objet d’analyses pour le moment. Depuis le début des années 2000, la guerre civile, puis la crise électorale en Côte d’Ivoire ont bouleversé l’organisation et les réseaux du marché, contraignant les antiquaires burkinabés et sénégalais, très présents sur place, à retourner dans leurs pays d’origine respectifs. La crise malienne a pour sa part obligé les antiquaires de cet État pionnier sur le marché de l’art à chercher de nouvelles filières ou à migrer, quand ils ne se sont pas reconvertis. Ces bouleversements ne rendent pas seulement compte des aspects géopolitiques du marché de l’art. Ils permettent d’expliquer l’émergence de la ville de Dakar comme nouvelle « plaque tournante », le retour au pays de nombreux antiquaires sénégalais, wolof en particulier, ou l’installation de marchands maliens, hausa ou camerounais dans la capitale sénégalaise participant ainsi à la reconfiguration sous-régionale du marché.
Cette situation nouvelle est d’autant plus intéressante que le contexte sénégalais présente des différences significatives avec celui de la Côte d’Ivoire. Il n’existe pas de tradition sculpturale importante au Sénégal et l’approvisionnement en œuvres d’art tout comme la production de copies se jouent pour l’essentiel dans d’autres pays. L’importance du panafricanisme dans les discours locaux, historiquement fondée par le statut spécifique du Sénégal pendant la période coloniale puis par la politique culturelle menée par Léopold Sédar Senghor (Sylla, 1998 ; Harney, 2004), participe à la construction du regard que les antiquaires sénégalais portent sur les productions artistiques de l’Afrique subsaharienne et sur les enjeux identitaires dont elles sont le support. Le Festival mondial des arts nègres en 1966, réactualisé par Abdoulaye Wade en 2010, a notamment joué un rôle essentiel. Autre différence contextuelle, l’importance de l’islam, religion largement majoritaire au Sénégal, a également des conséquences sur le rapport des marchands aux œuvres d’art et sur l’opinion que le reste de la population se fait de leur métier.
Mener une enquête ethnographique sur le marché de l’art en Afrique de l’Ouest pose cependant une série de difficultés méthodologiques. L’ethnologue doit faire comprendre qu’il diffère aussi bien d’un client potentiel, connaisseur rusé à la recherche d’un bon coup, que d’un concurrent mal intentionné en quête de renseignements, de réseaux, de connaissances sur l’art africain. Dans un cas, il est en effet assailli de propositions d’achat, dans l’autre il se retrouve accusé d’espionnage, avant que des relations de confiance ne commencent à se tisser. Ce dont les antiquaires parlent le plus facilement, c’est de leur carrière et de leurs objets. Comme pour leurs clients, ils produisent ainsi prioritairement deux types de récits de vie : leur propre autobiographie et la biographie des œuvres qu’ils vendent. Raconter sa vie en même temps que celle de sa marchandise constitue pour eux une activité ordinaire. Une formule récurrente ouvre la description des pièces qu’ils vendent : « Chaque objet a son histoire. » Les antiquaires ouest-africains ne sont donc pas seulement des marchands de masques et de statues, ce sont aussi des producteurs de récits de vie, aussi bien à destination du client qu’ils cherchent à convaincre que du chercheur qui les interroge.
Ces bouleversements ne rendent pas seulement compte des aspects géopolitiques du marché de l’art. Ils permettent d’expliquer l’émergence de la ville de Dakar comme nouvelle « plaque tournante », le retour au pays de nombreux antiquaires sénégalais, wolof en particulier, ou l’installation de marchands maliens, hausa ou camerounais dans la capitale sénégalaise participant ainsi à la reconfiguration sous-régionale du marché
Des intermédiaires en art
Contrairement à leurs collègues occidentaux, les antiquaires africains proposent à la vente des œuvres d’art qu’ils présentent comme des éléments de leur propre culture, mettant alors en jeu les dynamiques complexes des fabriques d’identité contemporaines, entre ethnicisation et panafricanisme. Cette tendance à faire référence à une culture africaine homogène, évidemment problématique, est cependant contredite par le discours qu’ils tiennent sur leur métier.
Un antiquaire sénégalais résumait par exemple : « Un antiquaire, c’est à la fois un chercheur, un vendeur et un collectionneur. » Il s’agit pour eux à la fois de collecter des objets et de rassembler des connaissances, à des fins commerciales. Le travail d’antiquaire ne se réduit donc pas, dans leur propos, à la transformation d’objets en marchandises. L’accumulation de savoirs culturels sur les pièces est un moyen d’augmenter leur valeur marchande.
Les antiquaires accordent donc une grande importance aux vertus du voyage, essentiellement en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, comme moyen non seulement de s’approvisionner en objets, mais aussi d’enquêter auprès des populations locales pour noter l’origine des pièces et leurs noms vernaculaires, pour renseigner leurs fonctions et leurs usages. Certains antiquaires s’installent pendant plusieurs années dans des pays étrangers où ils apprennent la langue et tissent des relations qu’ils conservent une fois de retour chez eux. Le fait d’avoir voyagé ou d’avoir vécu dans d’autres pays permet de distinguer les « antiquaires » des « marchands », ou les « grands antiquaires » des « petits antiquaires » – pour reprendre quelques-unes des catégories qu’ils utilisent eux-mêmes. La figure de l’antiquaire « aventurier » ou « migrant » se retrouve ainsi valorisée. La distinction entre les antiquaires voyageurs et les autres fonctionne comme distinction intergénérationnelle. Partir dans d’autres pays pour rechercher des objets et des connaissances est devenu plus difficile qu’autrefois : la production et la circulation massives de copies artificiellement vieillies et la raréfaction des objets anciens conservés dans les villages ont rendu aléatoire le profit du voyage. Un antiquaire sénégalais d’une quarantaine d’années résumait : « Avant, les gens partaient pour apprendre. La plupart des antiquaires, c’était des voyageurs. À un moment donné, ils sont rentrés au bercail pour garder le métier. »
La mise en perspective historique est essentielle pour comprendre comment l’art africain a été transformé en « marchandise globale » dès la période coloniale et comment les marchands d’art africain ont fini par former une « corporation transnationale » Dès la fin du xixe siècle, les sculpteurs locaux produisent des statues destinées à la vente aux colons, aux missionnaires et aux voyageurs, mais ils ne font pas de cette activité leur métier et les objets anciens ne sont pas recherchés.
Au Mali, c’est sous l’influence des colons, à partir des années 1940, que plusieurs marchands se spécialisent dans le commerce de l’art. On raconte ainsi – une sorte de mythe de fondation – que c’est un gouverneur colonial, Edmond Louveau, qui introduit ce nouveau métier en demandant à un marchand de riz, Amadou Sylla, de rassembler des œuvres de l’ensemble du territoire qu’il administre pour les présenter à la foire coloniale de Bruxelles de 1948. Sous l’impulsion du gouverneur, « Grand Sylla », mais aussi Gouro Sow, séjournent à Paris, où ils rencontrent Pierre Vérité et Jean Roudillon, et se reconvertissent dans le marché de l’art. À la fin de la période coloniale, une petite dizaine d’antiquaires sont installés à Bamako, dans le quartier de Medina Coura.
À Dakar, à partir des années 1960, les antiquaires, sénégalais, mais aussi plus largement ouest-africains ou européens, s’installent de façon privilégiée le long de deux des principales artères du Plateau, l’avenue Georges-Pompidou et la rue Mohamed-V. À l’époque, et en ce qui concerne les antiquaires sénégalais, il s’agissait encore généralement de Laobe et de Maabube – castes de sculpteurs et de tisserands appartenant au groupe haalpular –, ou de griots (géwal en wolof). Comme au Mali, où les premiers antiquaires étaient souvent des forgerons, la sculpture et la vente d’objets sculptés en bois constituaient en effet des activités réservées à des castes (des groupes professionnels endogamiques) dotées d’un statut social spécifique. Ces sculpteurs s’installent donc en ville à leur propre compte et deviennent antiquaires, constituant ainsi l’une des trois catégories de « sculpteurs citadins » définies par Abdou Sylla.
Les vertus du voyage ont donc changé et les métiers du marché de l’art se sont diversifiés. Une division du travail se met en place, qui articule rapports intergénérationnels et différences de nationalité. Le terme d’« antiquaire » désigne désormais un continuum d’acteurs, du « grand antiquaire » au guide touristique baana baana – voire même, sur la Petite-Côte sénégalaise, aux jeunes hommes s’engageant dans des transactions sexuelles avec les touristes (Salomon, 2009). Les autorités sénégalaises elles-mêmes insistent néanmoins sur la nécessité de distinguer ces différentes catégories d’acteurs : « Les baana baana ne doivent
pas être confondus avec les antiquaires, qui sont de fins connaisseurs d’art africain ».
L’authenticité vue d’ailleurs
La question de l’authenticité des objets intéresse évidemment les antiquaires ouest-africains : ils se sont approprié le vocabulaire de leurs homologues occidentaux. Il est dès lors légitime de s’interroger sur leur rôle dans la production de cette authenticité, qui concerne à la fois le statut d’œuvre d’art et celui de marchandise.
Dans leurs discours et leurs pratiques, les antiquaires ouest-africains ne cessent cependant de redéfinir les critères d’authenticité et d’ajuster les cadres de l’authentification, en insistant sur l’ancrage territorial et l’enracinement ethnique des objets qu’ils vendent. La notion elle-même est d’ailleurs peu mobilisée dans les discours : les antiquaires parlent d’« objets anciens » ou d’« objets antiques », parfois d’« objets traditionnels », en opposant l’« art ancien » à l’« art moderne ». Ce dernier est également désigné comme « art touristique » ou comme « art d’aéroport ». Parmi les « pièces anciennes », ils distinguent parfois, sous l’influence des textes législatifs qui encadrent l’exportation des objets, les « pièces ethnographiques » des « pièces archéologiques ». Ces différentes catégories sont souvent flottantes et poreuses : les copies artificiellement vieillies sont rangées dans la catégorie de l’art ancien, tandis que les sculptures d’art moderne sont placées dans la catégorie des pièces ethnographiques. Sur la Petite-Côte sénégalaise, une galerie d’art propose même des « antiquités contemporaines » !
La capacité à reconnaître la provenance « ethnique » des masques et des statues mis en vente n’en reste pas moins un important critère de distinction entre les antiquaires. Est considéré comme un « grand antiquaire » celui qui sait reconnaître l’origine ethnique, et donc géographique, des objets. Ceux qui improvisent sont critiqués parce qu’ils « gâtent le marché », et ridiculisés. Un antiquaire sénégalais moquait ainsi les vendeurs de « masques de Thiaroye, masques de Guediawaye », en faisant référence à deux villes de la banlieue dakaroise.
Des livres et des cartes de visite
Le discours des antiquaires est fortement alimenté par la captation d’informations écrites, hétérogènes, tirées de la consultation de livres, mais aussi, depuis le début des années 2000, trouvées sur Internet. Les ouvrages sont essentiels dans l’économie de la valeur des objets. Il s’agit majoritairement de travaux d’historiens de l’art ou d’ethnologues occidentaux, de catalogues d’expositions ou de collections privées européennes ou américaines. Ces livres sont utilisés à la fois comme des objets de prestige, souvent exposés dans la galerie à côté des sculptures, et comme des ressources documentaires. Les descriptions et explications concernant les pièces permettent de développer les connaissances des antiquaires : ils fournissent « l’histoire des objets ». Le discours est ainsi nourri à la fois par la transmission orale de récits souvent stéréotypés et par la lecture d’écrits hétéroclites, résultats de recherches savantes ou vulgarisation de récits également stéréotypés.
Dans leurs discours et leurs pratiques, les antiquaires ouest-africains ne cessent cependant de redéfinir les critères d’authenticité et d’ajuster les cadres de l’authentification, en insistant sur l’ancrage territorial et l’enracinement ethnique des objets qu’ils vendent
Un grand nombre d’antiquaires sont cependant analphabètes, ce qui ne les empêche pas de posséder de nombreux livres : ce sont les photographies d’objets qui les intéressent. Elles servent à passer commande auprès de sculpteurs spécialisés dans la production et le vieillissement artificiel de copies. Les livres servent alors, après coup, à valoriser les objets placés dans la galerie, puisqu’une pièce identique apparaît dans une publication.
Des dispositifs d’enchantement ambivalents
Si le contact avec les objets est très largement présenté comme un contact culturel et comme un moyen de décliner les relations que l’antiquaire entretient avec des clients prestigieux, il est parfois aussi pensé en termes de circulation de substances, de principes vitaux. Un antiquaire sénégalais m’expliquait par exemple qu’« il faut essayer de se contacter avec les objets, parce que les objets aussi ils ont leur âme ». Il faisait référence au terme wolof « ruu, » emprunté à l’arabe : « l’âme », « le souffle de vie ». Les récits d’acquisition sont souvent présentés comme des rencontres privilégiées où les pièces communiqueraient avec les marchands. Un autre antiquaire sénégalais résumait : « Les objets te parlent. » Repérer une pièce ou distinguer un objet authentique dans un lot de copies artificiellement vieillies est une forme d’élection et de communication avec l’objet : ressentir une émotion revient à percevoir un appel. Les antiquaires proposent ainsi une analogie implicite entre leur activité et celle des devins ou, plus largement, des propriétaires d’« objets forts.
En Afrique de l’Ouest cependant, un tel discours électif sur les objets conduit à un paradoxe : alors que les religions révélées rejettent les usages rituels de statues et de masques et stigmatisent l’idolâtrie, ce sont précisément les objets rituels qui sont les plus recherchés et qui se vendent le plus cher sur le marché. Bien que le « paganisme » soit très majoritairement dénoncé et condamné par la population, l’« animisme » se retrouve au contraire convoqué voire mis en scène par les antiquaires : ils se sont approprié le discours des collectionneurs occidentaux sur l’âme des objets. Comme l’ont bien montré Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini (2008), l’anthropomorphisation est en effet centrale dans les relations que les collectionneurs d’art primitif entretiennent avec les objets de leur collection. Aux potentiels clients européens et américains, comme à l’ethnologue, les antiquaires ouest-africains proposent un récit basé sur l’attribution d’un principe vital et de comportements humains aux œuvres. Ainsi, dans les discours que les antiquaires proposent à leurs clients, les objets apparaissent comme des choses : ils sont anthropomorphisés – on leur attribue une âme et des intentions –, et en faire la biographie revient à produire des récits particulièrement ambivalents.
Au contraire, dans les explications qu’ils fournissent à ceux de leurs compatriotes qui ne sont pas amateurs d’art, les antiquaires insistent sur le statut banal des masques et des statues qu’ils commercialisent en neutralisant leur pouvoir : ce ne sont que des objets morts, des marchandises. Au regard de la population locale, de leurs voisins et de leurs proches, les antiquaires ouest-africains se présentent comme des vendeurs de bois. Ils ne cessent de réduire les œuvres qu’ils rassemblent et qu’ils vendent à leur seule matérialité. L’un d’entre eux précisait même qu’il ne s’agit que de « bois de chauffage ». Pour un antiquaire, présenter les objets comme de simples marchandises constitue un autre moyen de légitimer son activité marchande et de répondre aux accusations de « paganisme » et de « fétichisme ».
Dans un contexte où les religions révélées sont particulièrement présentes et condamnent de telles pratiques religieuses, les récits de vie des objets n’en restent pas moins ambigus, voire suspects. Les antiquaires, malgré le souci constant qu’ils ont de se présenter à leurs compatriotes comme de bons musulmans ou comme de bons chrétiens, sont très souvent critiqués, parfois par leur propre famille. Certains d’entre eux rencontrent des difficultés pour trouver une boutique à louer. À Bamako notamment, il n’est pas exceptionnel que des propriétaires refusent d’accorder un bail à des antiquaires.
Du point de vue émique, la réussite et la richesse des grands antiquaires sont alors susceptibles de trouver une explication dans les visées occultes que la population locale attribue à leur activité. Doter d’un pouvoir magico-rituel les objets qu’ils commercialisent revient à considérer les antiquaires comme des « féticheurs ». Certains de leurs compatriotes les soupçonnent d’utiliser les objets qu’ils rassemblent à des fins magico-rituelles, comme supports de pratiques visant à augmenter leur prestige et leur richesse. Dans un contexte général où les commerçants sont réputés avoir régulièrement recours aux services d’un devin-guérisseur pour favoriser leur activité et faire venir la clientèle, le succès de certains antiquaires trouve une explication : leur collection d’objets ne relèverait pas seulement d’un motif commercial, mais aussi de pratiques occultes, d’une « sorcellerie de la collection ».
Pour un antiquaire, présenter les objets comme de simples marchandises constitue un autre moyen de légitimer son activité marchande et de répondre aux accusations de « paganisme » et de « fétichisme »
Du point de vue des antiquaires, le risque n’est donc pas seulement d’acheter une copie artificiellement vieillie en la prenant pour une véritable « antiquité » – plusieurs d’entre eux ont en effet été dupés. Le risque est également que, parmi un lot de copies vendues comme telles, se cache un objet rituel authentique, donc potentiellement dangereux. Une telle ambivalence dans les rapports des antiquaires aux objets rend bien compte de la perception complexe qu’ils ont de la valeur de leurs marchandises : les aspects culturels, esthétiques et rituels s’y condensent de telle sorte que la valorisation marchande de l’art africain ne peut jamais garantir sa valeur culturelle ou esthétique, ni définitivement amputer sa valeur rituelle.
Mais la plupart des antiquaires préfèrent composer avec les préceptes de leur religion, et de l’islam en particulier. Leur rôle d’intermédiaire leur permet de déporter la responsabilité, donc la faute, sur le sculpteur, en expliquant que c’est la production d’œuvres en trois dimensions qui est condamnée, et non sa marchandisation. « Le meilleur bois, c’est celui qui est déjà vendu », précisait par exemple un antiquaire sénégalais. Selon d’autres, au contraire, c’est l’intention du client, du destinataire des sculptures vendues, qui importe. Un marchand malien estimait ainsi : « Nous, on vend aux touristes. Les touristes ne prennent pas les statues pour des dieux, donc on peut leur vendre. » Transformer des objets rituels en marchandise est d’ailleurs souvent présenté comme une manière de lutter contre l’animisme.
L’argument principal repose cependant sur un travail de distinction entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de la religion. Valoriser culturellement les objets qu’ils vendent permet aux antiquaires de les extraire du champ du religieux. Nombre d’entre eux insistent sur cette opposition, qui conduit à définir la culture comme les restes d’une religion passée, généralement présentée comme disparue – les pratiques animistes par exemple. La valorisation culturelle de l’art africain implique ainsi à la fois la neutralisation de la charge magico-rituelle des objets et l’évacuation des religions révélées dans la définition de la « culture africaine ». L’occultation de l’islam et du christianisme – leur mise hors champ culturel – est d’autant plus problématique qu’elle ne concerne pas seulement l’art africain.
Elle s’observe très largement dans la valorisation du patrimoine culturel et dans les politiques touristiques des pays d’Afrique de l’Ouest. La sélection d’éléments culturels censément typiques repose le plus souvent sur une valorisation des religions dites traditionnelles et sur une évacuation des autres formes religieuses, jugées plus contemporaines.
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