Auteurs: François Leimdorfer, Dominique Couret, Jérémie Kouadio N’Guessan, Christelle Soumahoro et Christine Terrier
Type de publication : ouvrage
Date de publication : 2002
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Un certain nombre de villes ouest-africaines sont de création récente et des phénomènes sociaux et linguistiques majeurs s’y déroulent sur une période très courte, dont témoins et acteurs sont souvent encore vivants. Ainsi, c’est en 1993 seulement que l’Agence d’aménagement urbain de la ville d’Abidjan se préoccupe de concevoir une cartographie et une nomination officielle des quartiers pour cette métropole dépassant alors les deux millions d’habitants.
D’autres découpages officiels de la ville existaient cependant auparavant. Districts, arrondissements et délégations découpaient ainsi Abidjan depuis l’indépendance en autant de circonscriptions d’ordre policier, administratif et politique (Bloch-Lemoine 1967 ; Haeringer 1969 ; Herry 1985). Les arrondissements correspondaient à de vastes ensembles, tels que le Plateau, Treichville, ou Adjamé, et leur nombre serait passé de huit en 1967 à douze en 1978.
Ils sont à la base du dessin des périmètres des dix communes autonomes qui deviennent, en 1978, les unités administratives pour l’organisation de la gestion de la ville : Abobo, Adjamé, Attécoubé, Cocody, Koumassi, Le Plateau, Marcory, Port-Bouët, Treichville et Yopougon (auxquelles s’ajoutera en 1996 la commune d’Anyama). Ces ensembles géographiques larges ne retranscrivent cependant aucunement la nature extrêmement composite à une échelle fine de l’Abidjan d’aujourd’hui, résultat de l’accroissement continu et diversifié de sa population et du tissu urbain.
Mobilisations et installations autoritaires de main-d’œuvre pour les premiers chantiers de la ville, à partir de 1903 (chemin de fer et port intérieur), puis mouvements migratoires spontanés en provenance de contrées lointaines (France et Syrie) mais surtout du monde rural ivoirien et sub-saharien (Haute-Volta, Mali, Ghana), font d’Abidjan une ville perçue dès 1955 comme la plus « ethniquement hétérogène » des capitales ouest-africaines (Gibbal 1968). Le français est tout à la fois langue officielle nationale et langue véhiculaire, réappropriée depuis fort longtemps par les citadins et devenue « vernaculaire » au point d’être nommée « français populaire ivoirien ».
Le dioula, ainsi qu’est appelée en Côte-d’Ivoire une variété véhiculaire du mandingue, parlé par les migrants sahéliens (Burkina Faso, Guinée, Mali) et par les groupes mandé ivoiriens, est aussi très largement pratiqué, en particulier sur les marchés. L’Abidjan d’aujourd’hui reste le lieu d’un plurilinguisme important du fait des nombreux flux migratoires nationaux et transnationaux et les non nationaux représentent 40 % des deux millions et demi d’Abidjanais.
Sur le plan de la composition urbaine, Abidjan est aussi un ensemble particulièrement complexe et divers, issu tout à la fois de l’évolution de son peuplement et d’une volonté politique d’aménagement forte et continue.
L’Abidjan d’aujourd’hui reste le lieu d’un plurilinguisme important du fait des nombreux flux migratoires nationaux et transnationaux et les non nationaux représentent 40 % des deux millions et demi d’Abidjanais.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’explosion démographique d’Abidjan ne permet plus cette relative maîtrise de la ville. Avec l’afflux des migrants se multiplient les zones d’habitat spontané : du campement installé à la périphérie du centre urbain, encore peu répandu et très localisé, aux « lotissements non contrôlés » initiés par les propriétaires de Treichville et d’Adjamé mais aussi, et très largement, par les possesseurs coutumiers du sol (Manou-Savina 1989).
Loger le plus grand nombre est devenu la préoccupation de l’État colonial mais l’ampleur du phénomène migratoire est largement sous-estimée et la politique d’habitat social mise en œuvre à partir de 1950 ne profite qu’à certaines catégories de la population. Les logements construits sont d’un standing relativement élevé et seules les classes aisées peuvent y accéder (ibid.) malgré la diversité des types (« cour commune », pavillon individuel et immeuble collectif), comme des formes d’accès (location, location-vente, accession directe à la propriété).
La continuité de vue politique est à cet égard remarquable : si le colonisateur a voulu faire de la cité blanche du Plateau un modèle, et a imposé de ce fait certaines normes de construction aux populations africaines, le dessein de l’État ivoirien est de faire d’Abidjan le lieu central et privilégié d’un « urbanisme technocratique, systématisé et promotionnel, correspondant au mythe et à l’idéologie d’une société moderne ».
La « non-nomination » administrative de certains quartiers agit comme une non-reconnaissance officielle et est le signe d’un rapport social non consensuel. Il en est ainsi à Abidjan pour les quartiers précaires, notamment celui de Washington : tout le monde le connaît mais il n’est pas nommé officiellement.
Le nom d’un lieu se démarque des noms communs dans la mesure où, s’agissant d’un nom propre, il n’est pas nécessaire d’y associer des propriétés sémantiques. Si, à l’origine, le sens du nom importe, à l’usage, c’est l’acte de référence qui prime. Il devient ainsi indifférent de connaître l’origine et le sens du nom attribué, même si ce sens reste transparent comme par exemple le quartier des « Manguiers » à Abidjan. En revanche, ici comme ailleurs, la recherche d’un sens initial nous apprend quelque chose de l’histoire de la ville.
Il y a donc à Abidjan, entre les citadins et les pouvoirs, plusieurs situations de nomination, avec, aux deux extrêmes : celle d’une pluralité de nominations, d’une concurrence ou d’un conflit entre plusieurs « sources énonciatives », entre différentes situations d’usage ; celle d’une nomination unique, fruit d’un accord tacite, d’une double sanction, populaire et étatique. Cela nous permet de déplacer l’opposition schématique entre un pouvoir sur la ville et un usage de la ville vers des usages de langage dans des situations et des registres socio-discursifs où les politiques et les citoyens, les aménageurs et les citadins participent d’un même inter discours sur la ville.
Une typologie des noms de quartiers d’Abidjan en fonction des langues trouve donc rapidement ses limites : d’une part l’origine linguistique de certains noms est incertaine ; d’autre part de nombreux noms sont des énoncés mixtes. Il faut donc à présent examiner la liste comme un discours où les langues se côtoient et se mélangent, et qui formerait son propre univers de signification : celui du registre de l’urbain abidjanais. Deux séries de termes apparaissent comme particulièrement intéressants : ceux des villages et ceux des opérations immobilières.
Les noms de quartiers d’Abidjan se caractérisent également par la présence massive de la nomination d’opérations immobilières, notamment pat les sigles (80 occurrences pour 72 énoncés). Le sigle fonctionne comme un nom propre, dont la signification et le développé peuvent être transparents ou opaques pour les citadins. L’usage de ces sigles est cependant généralisé et ceux-ci, pour la plupart, sont bien connus à Abidjan. Les habitants les utilisent spontanément pour dénommer leur quartier. La grande majorité de ces sigles renvoit à des sociétés de promotion immobilière, quelques-uns à des noms d’entreprises (plantations, industries, commerces), d’administrations, etc.
Il y a donc à Abidjan, entre les citadins et les pouvoirs, plusieurs situations de nomination, avec, aux deux extrêmes : celle d’une pluralité de nominations, d’une concurrence ou d’un conflit entre plusieurs « sources énonciatives », entre différentes situations d’usage ; celle d’une nomination unique, fruit d’un accord tacite, d’une double sanction, populaire et étatique
Les noms de quartiers comprenant un sigle figurent soit seuls (« soge-fiha »), soit dans un énoncé incluant, à gauche ou à droite du sigle, différents termes, et pour les plus fréquents, ceux de « cité », de « quartier » (« Cité sogefiha », « Quartier sodeci »). La plupart de ces énoncés (62) sont en français seul, contre une dizaine où le nom de la commune ou du secteur est en ébrié, le sigle étant entre parenthèses, comme spécification ou repérage du lieu (par exemple : « Abobo sud)».
En examinant les différents énoncés de quartier, on constate qu’il existe un véritable registre des opérations immobilières et urbanistiques qui se marque par quelques termes très fréquents, combinés ou non avec les sigles, qui catégorisent des ensembles (« cité », 18 occurrences, « quartier », 24 occurrences, « résidence », 7 occurrences) ou des opérations de segmentation de l’espace (« tranche », 19 occurrences, « zone », 14 occurrences, et les numérations). Ils permettent de constituer une catégorie énonciative et sémantique significative d’un point de vue sur la ville.
Il s’agit d’un regard qui considère la ville dans son ensemble et qui constitue et sépare (quartier, zone, tranche) les espaces. De même, on l’a noté plus haut, extension part d’un même point de vue global sur la ville, mais cette fois-ci s’appuie sur un espace, le redouble, l’étend, dans un mouvement centrifuge. Les occurrences numérales, cardinales ou ordinales « 2 », « 2e », etc. (ex. « Yopougon Attié 1re 2e et 3e tranche »), très nombreuses, confirment ce qui précède.
Dans ce registre il faut ajouter quelques noms de quartiers désignant des promoteurs privés qui peuvent être des personnes plutôt que des sociétés ; ainsi « Paillet » et « Cité Fairmont » désignent les noms de famille de promoteurs européens. « Quartier Ayeby », quant à lui, fait référence à un promoteur ivoirien.
Remarquons que les noms ébrié sont souvent liés à des opérations immobilières : ainsi « Angré » et « Attoban » désignent les chefs de terre qui ont vendu une partie de leur patrimoine foncier directement aux promoteurs immobiliers ou dont les terres ont servi à l’implantation de l’opération. L’inauguration des opérations immobilières donne l’occasion de mettre à l’honneur ces notabilités.
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