Dr Abdoul Aziz Kassé est le Président du Centre international de cancérologie de Dakar
L’équipe de WATHI est allée à la rencontre du docteur Abdoul Aziz Kassé, le 25 février 2020 au Centre international de cancérologie de Dakar. Cette rencontre a été l’occasion d’aborder de nombreux sujets cruciaux pour l’avenir du Sénégal, de l’Afrique de l’Ouest et du continent. Le docteur Kassé est revenu sur son riche parcours en tant que médecin et enseignant, sur le système éducatif de nos pays, sur la gouvernance de nos systèmes de santé ainsi que sur les défis actuels et futurs du continent et la place des jeunes dans la bonne marche de leurs pays.
Extraits de l’entretien avec le Dr Abdou Aziz Kassé
La qualité de nos systèmes d’enseignement et de formation
«L’enseignement n’échappe pas aux mêmes problèmes que nous avons posés. Quand le colonisateur dirigeait le Sénégal, il avait des objectifs très précis. Il avait l’objectif de former des supplétifs pour son administration. Il avait l’objectif de former des individus qui répondaient à ses besoins.
Vous pensez que le colonisateur parti, il est intelligent de pérenniser le même système qu’il avait mis en place pour répondre à ses besoins ? C’est exactement ce que nous avons fait. Nous avons gardé la même structure de formation et 60 ans après, nous voyons les problèmes.»
Inadéquation entre les modèles d’enseignement et nos besoins
«Bien entendu, il y a une inadéquation entre les modèles d’enseignement et nos besoins. Ce d’autant plus que le même colonisateur est en train de réformer son modèle qu’il a essayé de transposer ici pour en faire quelque chose de plus adaptée à sa situation actuelle qui est différente de la nôtre.
Pensez-vous qu’il est simplement intelligent de refaire la même chose qu’eux alors que nous n’avons pas les mêmes problèmes ? Je prends des exemples précis. Vous croyez que nous avons besoin de sept ans pour former un médecin au 21éme siècle ? Avec des outils de formation qui sont totalement différents? Prenons l’exemple de l’école primaire, il arrive chaque année sur le marché de la formation environ 400 000 élèves. Avec des classes de 40 élèves, il vous faudra 10000 classes chaque année, 10000 enseignants.
Le modèle d’enseignement où vous faites des classes en dur, si vous n’avez pas de classes en dur, vous faites des abris provisoires pose un réel problème. Le modèle où il vous faut un maître formé à l’École normale supérieure avec un parcours de 20 ans de formation, combien de temps faut-il pour en former 10 000 nouveaux? Quel est le coût de tout cela?
Vous aurez une « caste » d’individus qui demanderont au vu de leur formation, de leurs temps et de leurs compétences, une rémunération à la hauteur de leur niveau. Croyez-vous que vous y arriverez? Est-ce que vous pensez que le modèle actuel permet d’y arriver? Mettez tout le budget du Sénégal, cela ne marcherait pas… Et si on réfléchissait à une autre façon d’enseigner.
Et si on prenait un raccourci en créant ce qu’on appelle des modèles de classe connectée. Vous prenez un conteneur qui a la valeur d’une classe, vous changez les rythmes scolaires. Dans ce conteneur, vous mettez 40 élèves toutes les quatre heures, le programme est installé dans une tablette et vous cherchez non pas un enseignant, mais un facilitateur qui sera capable simplement de guider les élèves pendant leur formation.
En changeant les rythmes scolaires, vous aurez 40 élèves trois fois par jour, ce qui fait 120 élèves formés dans un conteneur avec un seul facilitateur. À chaque élève vous donnez non pas 10 livres et un gros cartable tous les ans, mais une tablette dans laquelle il y a tout le programme. L’élève est suivi à distance par une gouvernance numérique. L’élève pourra utiliser la tablette à autre chose, mais elle ne pourra lui servir que s’il finit de faire ses exercices et est évalué.
La tablette s’auto administre à distance. L’élève ne pourra pas regarder de la pornographie sur la tablette. Il ne pourra pas faire autre chose que ce qui lui est assignée. Où sont les livres papiers dans le gros cartable ? Où sont les fournitures que le père ne peut plus payer? Tout est fourni avec ce modèle.
Nous allons transformer nos enseignants en entrepreneurs politiques et ils vont passer leur temps dans des grèves. Les programmes ne seront jamais finis et on verra toujours chuter le niveau de formation des élèves et des maîtres et des professeurs
Ainsi, l’enseignement primaire ne durera plus six ans. L’évaluation est faite en permanence et l’évaluation des maîtres est faite également.
Le maître devra être rémunéré en fonction de la qualité de son travail. Si vous avez zéro admis aux examens vous n’aurez pas d’indemnités. On vous intéressera au nombre d’admis que vous avez dans votre classe.
Si vous avez cent pour cent d’admis, on vous honorera et on vous donnera une rémunération à hauteur de la qualité de votre travail. On peut faire la même chose au secondaire. Vous allez diminuer le nombre d’enseignants et les enseignants que vous aurez seront de qualité.
En outre, votre classe connectée, après avoir servi à former des élèves, pourra, à certaines heures servir à former les paysans aux techniques culturales par exemple. Ou encore, prenez les femmes, mettez-les dans ces classes, formez les aux techniques qui vont leur permettre de s’autonomiser sur le plan économique et sur le plan professionnel.
Ces classes connectées vont servir à “l’administration de la cité”. Elles pourraient permettre la tenue du conseil municipal et même des élections locales. Tout cela pourrait être géré numériquement. Vous pensez qu’il n’y a pas assez de Sénégalais pour réfléchir et mettre des contenus pour réaliser ce genre de projets au Sénégal ? Le Sénégal a 10000 ressources capables de le porter.
Autrement, restons dans ce modèle actuel, où les enseignants vont passer leur temps à revendiquer leurs indemnités ou conditions de travail et qu’on ne pourra jamais satisfaire. Nous allons transformer nos enseignants en entrepreneurs politiques et ils vont passer leur temps dans des grèves. Les programmes ne seront jamais finis et on verra toujours chuter le niveau de formation des élèves et des maîtres et des professeurs.
Il m’arrive parfois de me promener dans un amphithéâtre à l’université et d’écouter l’enseignement délivré par un professeur, il m’est souvent arrivé d’être attristé et de sortir pour ne pas continuer à subir la déception que m’apporte la qualité du système de formation.»
Le docteur Abdou Aziz Kassé est né au Sénégal Oriental, à Tambacounda le 20 janvier 1957. Après l’obtention de son baccalauréat au Lycée Blaise Diagne de Dakar, il s’inscrit à la Faculté de médecine de Dakar en tant qu’étudiant de l’École militaire de Santé, où il obtient son Doctorat en 1982. Cancérologue, le Dr Kassé est médecin commandant du Service de santé des armées. Maitre-assistant de chirurgie oncologique depuis 1988, en fonction à l’Institut du Cancer et dans différentes Facultés et Écoles de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il est le Président du Centre international de cancérologie de Dakar. Le Dr Kassé est membre fondateur du Groupe euro-africain de cancérologie et de l’Organisation pour la recherche et la formation sur le cancer (AORTIC). En 2012, il reçoit la Médaille d’Or de l’Organisation mondiale de la santé. Le Dr Kassé est très connu pour son engagement dans la lutte contre le Cancer, notamment du sein et du col de l’utérus, qui font beaucoup de victimes chaque année au Sénégal. Il est également le président de la Ligue sénégalaise contre le tabac.
Entretien réalisé par Marième Cissé, WATHI
Source photo: Intelligences Magazine