Le rapport de l’organisation International Crisis Group publié en prélude au sommet des chefs d’État de l’Union africaine qui se tient ce week-end du 15 et 16 février à Addis Abeba n’y va pas par quatre chemins : « L’Afrique traverse une période mouvementée. Pour la première fois depuis les années 1990, la plupart des régions du continent sont secouées par des conflits. Cette agitation survient en plein désordre mondial… Si les conflits en Afrique prennent une ampleur géographique inédite depuis des décennies, ils se doublent d’une crise des mécanismes de rétablissement de la paix, observée à travers le monde et en particulier sur le continent africain ». Il passe également le message suivant: « si les dirigeants et États membres de l’UA n’assument pas une plus grande part de responsabilité dans la prévention des conflits, il est bien possible que nul ne le fasse ».
En réalité, il ne s’agit plus de prévenir les conflits dans plusieurs pays du continent, il s’agit de prévenir leur aggravation, d’empêcher le basculement dans des crimes de masse dans une région qui a déjà connu le pire, un génocide, la région des Grands lacs, de stopper la course à la fragmentation durable du Soudan, après celle de la Libye. Il s’agit de ne pas abandonner à leur sort les populations des pays du Sahel qui ne sont plus membres de la CEDEAO, la communauté régionale ouest-africaine reconnue par l’Union africaine et de ne pas abandonner les populations des pays voisins ouest-africains qui sont directement menacées par les impasses sécuritaires, politiques, économiques et éducatives au Sahel.
Les conflits internes, la dégradation des relations de bon voisinage au sein de chacune des régions du continent, la liquidation de tout ce qui ressemble à du bon sens, à de la prudence et à du réalisme au plus haut niveau de nombre d’États du continent, relèguent au second plan toutes les tendances prometteuses sur le plan politique ou économique dans les pays africains stables et en paix.
Le rapport de Crisis Group recommande huit priorités pour l’Union africaine en 2025 : « Renforcer le leadership de l’UA en matière de paix et de sécurité, soutenir les efforts de médiation au Soudan, prévenir un conflit régional dans les Grands Lacs, lancer une nouvelle force de l’UA en Somalie, engager le dialogue avec le Sahel central, aider le Cameroun à organiser des élections crédibles, empêcher le Soudan du Sud de s’effondrer et enfin, prendre position sur la sécurité climatique ».
Ce sont d’excellentes recommandations qui sont ainsi faites à l’organisation continentale qui a un nouveau président en exercice, l’Angolais João Lourenço et un nouveau président de la Commission dont le nom est maintenant connu : Mahamoud Ali Youssouf, qui était ministre des Affaires étrangères de Djibouti depuis 2005, près de 20 ans. Il prend la place de Moussa Faki Mahamat qui a fait deux mandats de quatre ans. Les nouveaux pilotes de l’UA auront fort à faire dans cette période de chaos et de grande vulnérabilité pour le continent.
Il est intéressant que Crisis Group ait mentionné l’organisation d’élections crédibles au Cameroun dans sa liste des priorités proposées. L’objectif de crédibilité est ambitieux quand on connaît l’histoire des élections dans le pays dirigé depuis 1982 – 42 ans donc – par le président Paul Biya, âgé de 92 ans. Il n’est pas encore officiellement candidat mais il est déjà adoubé par son parti. L’incertitude sur l’avenir politique du Cameroun, pays majeur d’Afrique centrale voisin du Nigeria, du Tchad, de la République centrafricaine, est une menace pour la stabilité et la sécurité d’une partie du continent, une de plus.
J’ajouterai deux autres priorités pour la nouvelle Commission de l’Union africaine et pour les dirigeants des États membres dont Crisis Group rappelle avec justesse qu’ils sont et restent les véritables décideurs. L’UA devrait s’assurer de ne pas oublier les pays qui ne sont pas en conflit ou dans des situations graves d’insécurité mais où les dirigeants, fussent-ils issus d’élections, sont en roue libre, violent de manière explicite les textes constitutionnels et créent les conditions de crises potentiellement violentes. Il fut un temps où l’Union africaine venait en appui d’une communauté économique régionale comme la CEDEAO pour peser sur des situations politiques internes au nom des principes inscrits dans les protocoles et chartes des deux organisations.
La Guinée Bissau, pays fragile qui a connu coups d’État, tentatives de coup, guerre civile, assassinats politiques, obérant toute possibilité de progrès économique et social, a notamment urgemment besoin d’attention. Alors que son mandat est censé s’achever le 27 février, cinq ans après une investiture qu’il avait lui-même organisée au forceps, le président Umaro Sissoco Embalo a annoncé qu’il resterait en place dans tous les cas jusqu’à l’investiture de son successeur. Aucune date n’a été annoncée pour une élection présidentielle. Ni pour des législatives.
Il avait dissous l’Assemblée nationale en décembre 2023 après la défaite de son parti aux législatives six mois plus tôt, en violation flagrante de la constitution qui interdit toute dissolution moins de douze mois après un scrutin législatif. Le président a de fait pris le contrôle de tous les leviers du pouvoir dans un pays où c’est le gouvernement et le Premier ministre issus de la majorité au parlement qui disposent constitutionnellement de la réalité du pouvoir.
L’UA, comme la CEDEAO, peut difficilement faire des miracles alors que les États membres restent pleinement souverains et que la plupart des dirigeants ne respectent leurs engagements que lorsqu’ils le veulent bien, au gré de leurs intérêts politiques du moment. La marge de manœuvre de la nouvelle Commission sera vraisemblablement aussi limitée que celle de l’équipe sortante. Mais une architecture institutionnelle solide a été construite depuis l’avènement de l’Union africaine et des textes étonnamment progressistes ont été adoptés.
La dernière priorité que j’ajoute à la barque déjà très remplie des dirigeants de l’organisation continentale est celle de l’impératif de préserver et de défendre les institutions qui incarnent le choix de promouvoir l’État de droit en Afrique, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, la Commission de l’Union africaine pour le droit international, le Conseil consultatif de l’Union africaine sur la corruption, le Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant. Ce n’est pas parce que le cynisme semble s’imposer partout qu’il nous faut céder, toutes et tous, à la résignation.