Les participants à la conférence de Munich sur la sécurité, qui s’est tenue du 14 au 16 février étaient médusés. Ils ne s’attendaient pas à ce que le vice-président des États-Unis, JD Vance, consacre son discours à une attaque en règle des pratiques politiques en Europe, où la liberté d’expression, celle en particulier des voix d’extrême droite, serait bâillonnée au nom de la lutte contre la désinformation et les messages de haine. Aucune restriction à la liberté d’expression ne serait donc justifiable. La liberté de désinformer, la liberté d’insulter, la liberté de manipuler les opinions publiques par les puissants algorithmes des réseaux sociaux, dont le réseau X de l’autre homme fort du pouvoir de Washington DC, Elon Musk, par ailleurs l’homme le plus riche du monde avec un patrimoine qui était estimé en décembre 2024 à plus de 400 milliards de dollars.
Elon Musk affiche publiquement son soutien au parti d’extrême droite allemand, l’AfD (Alternative pour l’Allemagne), dont une partie des militants, peut-être minoritaire, peut-être pas, n’ont pas de souci majeur avec l’héritage du nazisme. Un journal d’investigation allemand avait dévoilé en janvier 2024 la tenue d’une réunion très discrète pendant laquelle des cadres et sympathisants de ce parti avaient proposé un plan dit de “remigration” qui consisterait à expulser des demandeurs d’asile, des étrangers et des citoyens considérés comme « non assimilés » du territoire allemand, qu’ils détiennent ou non la nationalité allemande… Cela rappelle quelques souvenirs glaçants.
Mais en quoi sommes-nous concernés en Afrique par les leçons de démocratie version Trump/Vance/Musk données par les États-Unis à une Europe qui a davantage l’habitude de donner elle-même des leçons que d’en recevoir ? Et ne sommes-nous pas en train de tomber dans le piège qu’il nous faut précisément éviter, consistant à céder à la distraction et à perdre beaucoup de temps à commenter les décisions quotidiennes de Donald Trump ?
En fait non. Les pays africains et leurs citoyens ont de bonnes raisons de se sentir concernés et de rester attentifs aux implications des intentions désormais très claires des dirigeants de la première puissance militaire, économique et diplomatique de la planète. La disruption – terme qu’aiment bien utiliser les entrepreneurs de la tech – n’affecte pas et ne va pas seulement affecter l’aide étrangère gérée par l’USAID, les fonctionnaires angoissés de toutes les agences fédérales de Washington DC qui attendent la visite des équipes d’Elon Musk, tous les dispositifs et les institutions qui ont intégré des principes de diversité, d’équité et d’inclusion pour lutter contre les discriminations contre les groupes historiquement minoritaires.
Les décisions concernant la suspension de l’aide étrangère américaine et la violente cabale contre l’USAID en particulier ont un impact direct et immédiat sur quasiment tous les pays africains, à des degrés certes très variables. Ce sont des centaines de millions de dollars de qui ne financeront pas des activités utiles dans la santé, l’éducation, la nutrition, l’agriculture, la recherche, l’électrification rurale, la stimulation de l’entrepreneuriat, etc. Ce sont des besoins humanitaires urgents qui ne seront pas satisfaits.
Aucun pays ne va s’écrouler du fait de l’interruption de l’aide des États-Unis mais beaucoup vont souffrir. Notamment les pays les plus fragiles et ceux dont les États et les économies sont les plus faibles, qui sont les plus dépendants des flux d’aide étrangère. Et il ne faudra pas compter sur les pays européens par exemple pour remplacer les contributions américaines qui ne viendront pas. Plusieurs pays européens, des Pays-Bas à l’Allemagne en passant par la France, la Belgique, la Finlande ou la Suède, ont aussi annoncé ces derniers mois des réductions significatives de leurs flux d’aide au développement en 2025.
Comme je l’ai expliqué lors de la rencontre virtuelle que WATHI a consacré à l’analyse des décisions concernant l’aide des Etats-Unis le 20 février, tout le monde sait que la dépendance à l’aide est indésirable. Tout le monde sait ou devrait savoir que l’aide n’a pas vocation, seule, à sortir un pays de la pauvreté et à le faire prospérer. On sait ou on devrait savoir que l’aide au développement ne relève pas seulement de la générosité désintéressée, qu’une partie importante de l’aide alimente des entreprises, des organisations, des fonctionnaires, des consultants des pays donateurs, que l’aide porte en elle des incitations négatives à la dépendance, à l’incurie et parfois à la corruption. Mais lorsqu’on ne choisit pas d’ignorer les faits, les nuances, les trajectoires économiques de tous les pays de la planète, on sait aussi que l’aide peut être bien utilisée pour réduire progressivement mais sûrement la dépendance.
Au-delà de la suspension de l’USAID, il faut s’attendre à une baisse considérable des flux provenant des institutions multilatérales qui reçoivent des fonds importants des Etats-Unis. Il faut s’attendre à un assèchement des financements attendus dans le domaine de la lutte et de l’adaptation aux changements climatiques. Il faut s’attendre à des changements dans les accords commerciaux avec les Etats-Unis. Je recommande un article de Zainab Usman, directrice du programme Afrique du think tank Carnegie Endowment for International Peace qui identifie et discute six domaines spécifiques à scruter particulièrement par les pays africains.
Au-delà des impacts économiques à court et à moyen terme, il faut prendre la mesure de ce que cela signifie d’avoir dans le pays le plus puissant du monde un pouvoir politique qui est en fusion avec les hommes qui dirigent les plus grosses entreprises technologiques ayant la capacité d’influence des opinions publiques presque partout, et qui affichent clairement le refus d’envisager et d’accepter la moindre limite d’ordre éthique à la poursuite de leurs objectifs économiques et politiques particuliers. Parmi les nombreuses décisions du président Trump figure la suspension pendant 180 jours du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), la loi qui proscrit depuis 1979 le recours à la corruption par les entreprises américaines à l’étranger. Plusieurs médias commentant cette décision ont ironiquement titré « Make Bribery Great Again », que je pourrais traduire par « Permettre à la corruption de fleurir à nouveau ».
Dans une partie du continent africain, là où l’État de droit est déjà très largement absent ou en régression, là où les opinions publiques sont déjà largement ouvertes à toutes les manipulations de l’information, là où nous avons des gouvernants qui font enlever, torturer, arrêter ceux qui osent les critiquer, l’habile et pernicieuse opposition entre démocratie d’une part et État de droit de l’autre, qui est l’essence du discours de JD Vance, augure du pire. Il encourage aux États-Unis comme partout ailleurs, les pratiques politiques les plus menaçantes pour l’intérêt général, pour la cohésion sociale et pour la justice.
Il nous revient en Afrique d’anticiper la poursuite de l’ascension politique des partis d’extrême droite plus ou moins ouvertement racistes en Europe, de faire beaucoup plus d’efforts pour réduire la dépendance à l’égard des partenaires qui sont ou seront les moins fiables, tout en ne commettant pas l’erreur d’oublier la réalité des rapports de forces. Face aux grandes puissances dont les élites dirigeantes n’ont pas d’états d’âme, il faut savoir naviguer avec sagesse et raison. C’est une question de survie.