Les débuts d’année offrent l’occasion de prendre un peu de recul par rapport à ce qu’on fait, par rapport à soi, par rapport à l’organisation de sa vie personnelle et professionnelle. Et un certain nombre d’entre nous prenons des résolutions à cette occasion, avec des degrés de confiance très variables quant aux chances de les mettre en œuvre. L’exercice – même lorsqu’il ne débouche ni sur l’adoption de résolutions fermes ni sur un début de mise en œuvre effective – est utile.
Je l’ai proposé à mes collègues lors de notre première réunion d’équipe de l’année et cela donna lieu à trois heures animées et agréables d’échanges. J’ai orienté une partie de la discussion avec les collègues sur la gestion du temps au quotidien, en rappelant que chaque minute, chaque heure, chaque journée consacrée à une activité est une minute, une heure, une journée qui n’est pas utilisée pour une autre activité. Ce que chacun de nous fait de son temps est important pour soi mais aussi potentiellement pour la communauté ou les causes qu’on entend servir tout au long d’une vie.
Le discours du président français Emmanuel Macron lors de la conférence des ambassadrices et des ambassadeurs le 6 janvier dernier à Paris, très commenté dans les pays d’Afrique francophone mais aussi en France et dans la presse internationale, offre une bonne illustration de l’importance de faire attention à ce que l’on fait de son temps. Ce qui a été largement commenté et continue de l’être, ce sont les passages les plus discourtois et les moins diplomatiques du long discours du président français, qui ont concerné, sans grande surprise, les relations avec les pays africains où la France est intervenue militairement au cours des dernières années ou ceux où l’ancien pays colonisateur a maintenu une présence militaire permanente depuis les indépendances. Dans les deux cas, l’heure est au départ des forces françaises, à un rythme et dans des conditions qu’elle n’a en réalité pas choisis.
Comme à chaque sortie polémique du président français, les journalistes sollicitent les chercheurs, les analystes censés suivre ces questions. On peut passer une grande partie de son temps pendant plusieurs jours à répondre aux sollicitations des médias. Il y a bien sûr des choses utiles à dire, des faits à rappeler, des incohérences et des libertés avec la vérité à relever. Mais on devrait faire attention à ne pas y consacrer beaucoup de temps. En fait, les autres parties du discours du président d’un pays européen qui cultive toujours, beaucoup plus que tous les autres, son passé impérial, étaient réellement intéressantes, y compris pour nourrir la réflexion dans les pays africains sur ce que devraient être leurs priorités.
Il est utile pour les Africains de s’intéresser à la manière dont des pays comme la France, l’Allemagne, le Royaume Uni, la Pologne, la Turquie, l’Inde, le Brésil et bien d’autres, voient l’évolution de leurs sociétés, de leurs économies, comment ils appréhendent les changements géopolitiques mondiaux, comment ils anticipent les principales menaces sur leurs intérêts vitaux, comment ils perçoivent aussi les opportunités à saisir au cours des prochaines années et décennies. Il faut s’efforcer d’ignorer autant que possible les manifestations des egos des hommes de pouvoir pour se concentrer sur les orientations stratégiques de leurs appareils d’Etat alimentés par leurs institutions de savoirs.
Alors quelques éléments qui m’ont paru intéressants dans ce discours. Autant sur les deux priorités majeures que sont la sécurité et la prospérité, le président Macron a systématiquement parlé de la France et de l’Europe, exprimant une conscience claire de la dynamique des rapports de forces dans le monde et de l’impératif de construire des consensus européens sur les dossiers les plus stratégiques. « L’Europe est à la fois notre devoir et notre chance », a-t-il notamment affirmé, se montrant très lucide sur la relation avec les Etats-Unis : « Il y a fort à parier que dans 15 à 20 ans, la priorité américaine sera leur propre défense et sera beaucoup plus autour de la mer de Chine et dans cette région qu’aux confins de l’Europe. Si nous dépendons de la base industrielle et technologique de défense américaine, alors, nous aurons de cruels dilemmes et des dépendances stratégiques coupables. La question est de savoir si les Européens veulent, pour les 20 ans qui viennent, produire ce qui sera nécessaire à leur sécurité ou pas ».
Ne devrions-nous pas nous poser des questions de ce type dans les pays africains, individuellement et surtout collectivement, à l’échelle des régions ou dans le cadre de groupes informels d’États? Allons-nous continuer à dépenser des dizaines ou des centaines de millions de dollars dans des achats d’équipements militaires tous importés des autres continents pendant les 20 prochaines années? Le continent le plus jeune du monde qui a les besoins les plus extraordinaires en termes de création d’emplois peut-il se permettre de constituer seulement un marché pour les industries asiatiques, européennes et américaines dans une multitude de secteurs? L’industrie de défense n’est probablement pas le meilleur exemple mais quitte à devoir continuer à acheter des armes, ne devrions-nous pas créer les conditions pour faire émerger dans un horizon raisonnable quelques entreprises à capitaux africains dans le secteur?
La deuxième priorité mise en avant par le président Macron, c’est celle d’œuvrer à la prospérité française et européenne, « un combat existentiel » selon ses termes. Il prône une politique européenne industrielle et d’innovation volontariste et ambitieuse. Sans oublier d’évoquer la stratégie de sécurisation des approvisionnements en minerais rares et matériaux critiques, citant explicitement le lithium, l’uranium, le cobalt… Aucun pays sérieux ne joue pas avec cela. L’énergie, les technologies comme l’intelligence artificielle, la sécurisation de l’accès aux ressources naturelles les plus rares et les plus vitales pour les industries, ce sont là des sujets cruciaux pour la prospérité et pour la sécurité.
Ces sujets devraient aussi mobiliser l’essentiel du temps et des ressources humaines des institutions africaines. Le bon usage de notre temps exige de nous soustraire à tout ce qui distrait des sujets vitaux pour l’avenir du continent. Il exige aussi de prendre enfin conscience que nous n’avons individuellement aucune chance de défendre au mieux les intérêts des populations africaines d’aujourd’hui et de demain de manière isolée sur des enjeux qui sont aussi cruciaux pour les grandes, les moyennes et les petites puissances qui savent nouer des alliances et mutualiser leurs forces. Dans un monde bientôt rythmé par les déclarations de Donald Trump, Elon Musk, et de quelques autres figures influentes et égocentriques, il ne faut plus s’attendre à un minimum de délicatesse, d’élégance, de respect et d’intérêt pour le bien commun global. En Afrique, nous devons rester concentrés sur nos priorités fondamentales.