En commentant en avril de l’année dernière l’édition 2024 du World Happiness Report, rapport sur le bonheur dans le monde, publié par le Centre de recherche sur le bien-être de l’Université d’Oxford au Royaume-Uni, dans la chronique « Ça fait débat avec WATHI », je disais que le peu d’attention que l’on accorde à la mesure et à l’analyse du sentiment de bien-être des êtres humains reflétait une confusion entre les fins et les moyens. Je disais aussi qu’il n’était pas incongru de penser que l’augmentation au fil des années de la proportion de gens dans un pays qui s’estiment satisfaits de la vie qu’ils mènent serait un des meilleurs indicateurs d’un progrès collectif.
Le rapport 2024 qui se basait sur des données moyennes des trois années précédentes avait exploré particulièrement la relation entre l’âge et l’évaluation subjective du bonheur et signalait des différences marquantes d’une région du monde à une autre. Cette année, le rapport, tout aussi riche et stimulant, publié le 13 mars dernier, a choisi pour thème « l’impact de la bienveillance et du partage sur le bonheur des gens ». Les chercheurs explorent à la fois les avantages pour les bénéficiaires d’un comportement bienveillant et les avantages pour ceux qui prennent soin des autres.
Je ne peux partager que quelques-uns des nombreux résultats de ce travail scientifique rigoureux et recommande la lecture du rapport à ceux qui voudraient aller plus loin. L’étude révèle que les gens sont beaucoup trop pessimistes quant à la bienveillance des autres. Par exemple, lorsque les chercheurs font l’expérience de perdre volontairement des portefeuilles dans la rue, la proportion de portefeuilles rendus est bien plus élevée que ce à quoi ils s’attendaient. Notre bien-être dépend de notre perception de la bienveillance des autres, ainsi que de leur bienveillance réelle.
Le rapport montre aussi que lorsque la société est plus bienveillante, les personnes qui en bénéficient le plus sont celles qui sont les moins heureuses. Les données montrent qu’il y a eu une « poussée de bienveillance » pendant la COVID-19 dans toutes les régions du monde. Les gens avaient besoin de plus d’aide et d’autres ont répondu. Cet effet s’est maintenu depuis lors, les actes de bienveillance sont encore d’environ 10 % supérieurs à leurs niveaux d’avant la pandémie.
Intéressant aussi ce qu’ont trouvé les chercheurs en explorant l’impact d’une des nombreuses façons de prendre soin les uns des autres et de partager, le fait de partager des repas. Le rapport indique que les personnes qui mangent fréquemment avec d’autres sont beaucoup plus heureuses. Cela est vrai quels que soient l’âge, le sexe, le pays, la culture et la région. Manger seul n’est pas bon pour le bien-être, en somme… Les chercheurs estiment que le nombre croissant de personnes qui mangent seules est l’une des raisons du déclin du bien-être aux États-Unis. Les données d’enquête montrent en effet que les Américains passent de plus en plus de temps à manger seuls. En 2023, environ 1 Américain sur 4 a déclaré avoir pris tous ses repas seul la veille, soit une augmentation de 53 % depuis 2003.
Manger seul est devenu plus fréquent pour tous les groupes d’âge, mais surtout pour les jeunes. Le lien entre le fait de partager et l’évaluation du bonheur est cependant très variable d’une partie du monde à l’autre. Le rapport ne fait malheureusement pas une grande place à l’examen du contexte africain. Dans beaucoup de pays africains où le partage des repas est une pratique traditionnelle, cela contribue sans doute positivement à l’évaluation subjective du bonheur. Mais il faut rester attentif à des réalités qui changent très rapidement dans les villes au gré des pressions économiques, des rythmes de travail, des distances, et peut-être aussi des technologies. Je pense notamment au smartphone qui accapare de plus en plus l’attention, y compris au moment des repas où beaucoup de jeunes et de moins jeunes sont devant leur écran, écouteurs aux oreilles.
Le rapport montre aussi que les personnes vivant seules sont beaucoup moins heureuses que celles qui vivent avec d’autres. La tendance à la solitude est plus marquée chez les jeunes. En 2023, 19 % des jeunes adultes dans le monde ont déclaré ne pas avoir de personne sur qui compter pour un soutien social, soit une augmentation de 39 % par rapport à 2006. Selon l’étude, le bonheur augmente avec la taille du ménage jusqu’à quatre personnes, mais au-delà, il diminue.
Deux autres résultats me semblent intéressants : le nombre de « morts par désespoir », essentiellement les morts par suicide ou par l’abus de substances, une des mesures du contraire du bonheur, est en baisse dans la majorité des pays, mais pas aux États-Unis ni en République de Corée. Les chercheurs trouvent aussi que les décès dus au désespoir sont nettement moins nombreux dans les pays où plus de personnes déclarent faire des dons, du bénévolat ou aider des étrangers. On a donc un lien entre le degré de bienveillance d’une société et la résistance à la détresse, au désespoir, qui conduit parfois au pire.
J’ai fait le choix de parler essentiellement des déterminants du bonheur ressenti qui ont été explorés dans ce rapport plutôt que de me focaliser sur le classement des pays en fonction de l’évaluation par les personnes interrogées de leur degré de satisfaction par rapport à leur vie. Je partage tout de même quelques faits sur cette évaluation sur la base des années 2022-2024. Dans le top 10 des pays où le sentiment d’avoir une vie heureuse est le plus élevé, on retrouve la Finlande, le Danemark, l’Islande, la Suède, les Pays-Bas, le Costa Rica, la Norvège, Israël, le Luxembourg et le Mexique. Les Etats-Unis sont en 24ème position, la France au 33ème rang, position, le Japon au 55ème, la Russie au 66ème, la Chine au 68ème rang.
Le pays africain le mieux classé est l’île Maurice, 78ème, suivie de la Libye, de l’Algérie et de l’Afrique du Sud. La Côte d’Ivoire a le meilleur score en Afrique de l’Ouest, devant la Guinée, le Nigeria et le Sénégal. Les dix pays où cette mesure subjective du bonheur indique une insatisfaction forte sont les Comores, le Yémen, la République démocratique du Congo, le Botswana, le Zimbabwe, le Malawi, le Liban, la Sierra Leone et en toute dernière position, l’Afghanistan avec un indice très faible de 1,364 sur une échelle de 1 à 10.
Alors que les réalités de la guerre, de la violence multiforme, de l’impunité pour les auteurs connus de crimes massifs, de la détresse des déplacés, des réfugiés, des personnes désespérées dans les pays en insécurité sont amplifiées par les médias par construction davantage portés vers les mauvaises nouvelles que les bonnes, il est essentiel de ne pas oublier de parler aussi de la bienveillance, du partage, de celles et ceux qui l’incarnent et résistent à la tentation du cynisme. Les voix de la malveillance, de l’égocentrisme, du mépris pour les autres, de l’indélicatesse, sont très audibles aujourd’hui. Il est vital de rappeler que les voix de la bienveillance, de la générosité et d’une certaine idée des rapports humains existent partout dans le monde, qu’elles résistent et qu’elles résisteront.