Les questions d’éducation, de formation, de recherche scientifique, de culture, sont au cœur des missions de WATHI et nous entendons bien continuer en cette année 2025 ce que nous avons entrepris en 2024 avec une série de dialogues et de tables rondes sur ces sujets. Je reviens aujourd’hui sur le dialogue virtuel que nous avons organisé le 29 octobre 2024 sur les implications de l’intelligence artificielle pour les systèmes éducatifs. Nous avions invité un des experts africains les plus reconnus dans le domaine de l’IA, le docteur Seydina Moussa Ndiaye.
Titulaire d’un doctorat en informatique, spécialité Intelligence Artificielle, il est enseignant-chercheur à l’Université numérique Cheikh Hamidou Kane du Sénégal dont il a participé à la création sous le nom de l’Université virtuelle du Sénégal. Il accompagne le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation du Sénégal dans le pilotage de la transformation numérique de l’enseignement supérieur et dirige un programme de formations ouvertes pour le renforcement des compétences pour l’emploi et l’entrepreneuriat dans le numérique (FORCE-N). Seydina Ndiaye est l’un des six Africains sur les 38 experts qui constituent l’organe consultatif des Nations unies dédié à l’intelligence artificielle.
Avant de parler d’intelligence artificielle, mes collègues ont abordé plus largement avec Seydina Ndiaye le sujet de l’intégration du numérique dans les systèmes d’éducation à tous les niveaux. Seydina Ndiaye est revenu sur le lancement de l’Université virtuelle du Sénégal. Cette université a été pensée pour proposer un enseignement entièrement à distance, ce qui a nécessité la mise en œuvre de technologies éducatives et d’infrastructures adaptées.
« Lors de la mise en place des universités virtuelles dans la région ouest-africaine, de nombreuses résistances sont apparues, a-t-il expliqué. Beaucoup ont exprimé des doutes quant à l’efficacité d’un modèle éducatif entièrement en ligne, notamment pour les jeunes. Cette résistance illustre la difficulté à faire accepter des méthodes d’apprentissage innovantes, malgré les avantages que peuvent offrir les technologies numériques. » Contrairement à la Côte d’Ivoire par exemple où l’université virtuelle ne délivre que des formations dédiées au numérique à un nombre relativement restreint d’étudiants, l’Université virtuelle du Sénégal a été conçue pour devenir une université presque comme les autres. Elle dispense désormais des formations à 70000 étudiants.
Les universités virtuelles proposent des cours en ligne enrichis de ressources variées, ce qui encourage, oblige même, l’étudiant à faire des recherches de façon autonome. L’étudiant devient acteur de son apprentissage, ce qui nécessite des enseignants qu’ils réinventent aussi leur rôle, passant de dispensateurs de savoir à celui de facilitateurs de l’apprentissage. Cette nécessaire adaptation du côté des enseignants explique les résistances et les difficultés d’une extension plus rapide d’un enseignement à distance de qualité dans plusieurs pays de la région.
Pour Seydina Ndiaye, l’intelligence artificielle peut justement jouer un rôle clé dans cette approche en permettant la personnalisation de l’apprentissage. En analysant les besoins de l’étudiant et en lui proposant des ressources adaptées, l’IA peut aider à pallier les lacunes et à renforcer les acquis.
Lorsque nous lui avons demandé ce qu’il pensait des risques et des dangers liés à certains usages de l’IA, qu’il s’agisse du plagiat facilité par les outils comme ChatGPT ou Gemini, des fausses informations alimentées par des images et des vidéos générées ou modifiées par l’IA, des possibilités immenses de manipulation des opinions publiques, sa réponse fut ceci : « Le risque le plus important pour l’Afrique est de ne pas aller vers l’IA, de ne pas prendre en compte cette technologie dans toutes ses dimensions, de ne pas créer les conditions pour le développement des compétences et des infrastructures nécessaires à l’essor de l’intelligence artificielle, de nous laisser distancer par les autres dans le domaine de l’IA ».
Le deuxième risque selon lui est de voir les pays africains développer des stratégies nationales sur l’IA pour cocher une case, bien figurer dans les classements basés sur l’existence d’un document de stratégie et de rien faire ou presque ensuite… Et il a parfaitement raison : nous savons que le problème majeur dans bien des domaines n’est pas l’absence de documents de stratégie et même de plans d’action, mais l’absence de mise en œuvre et de suivi-évaluation.
Pour nous qui nous intéressons particulièrement aux questions de gouvernance politique, de perspectives pour la démocratie et l’État de droit, la perception des risques associés aux usages pernicieux des outils d’IA tend à prendre le dessus sur la perception des immenses progrès qui pourraient être faits dans la santé, l’éducation, l’agriculture durable, la protection de l’environnement, la productivité économique, l’efficacité et l’inclusivité des services publics, dans à peu près tous les domaines.
Il y a bien sûr des risques liés à l’utilisation de l’IA dans tous les domaines, et un besoin d’adapter les réglementations existantes en fonction des domaines d’application. Seydina Ndiaye estime qu’il faut mettre en place des systèmes de validation et de contrôle des utilisations de l’IA, des dispositifs pour le suivi des systèmes d’IA autonomes, qui sont actuellement en développement dans les centres de recherche aux Etats-Unis, en Chine et ailleurs, des IA qui pourront interagir avec le monde réel et faire des choses sans besoin de validation humaine.
Pour Seydina Ndiaye, il faut que les décideurs africains fassent confiance en la capacité des populations africaines à maîtriser les technologies d’IA. Il faut que les États accompagnent le développement de l’IA, en investissant dans les infrastructures cruciales pour les capacités de calcul, le stockage des données, l’accès à internet partout sur leurs territoires et bien sûr en investissant dans la formation des compétences très diverses qui sont et seront nécessaires… Ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité. Il faut aussi que les États africains soient premiers utilisateurs de l’IA « made in Africa ». C’est comme cela qu’on pourra faire émerger des champions africains dans l’IA.
Dans l’IA et de manière générale dans le domaine de la science, de la recherche et de l’innovation, le besoin impératif pour les pays africains de créer les conditions pour des partenariats, des échanges de bonnes pratiques, apparaît comme une évidence. Je parlais la semaine dernière du caractère stratégique du bon usage de notre temps et de l’exigence de ne pas céder à la distraction. Malheureusement on perd un temps fou en ce moment en Afrique de l’Ouest à créer les conditions de notre affaiblissement collectif en préférant la fragmentation à l’intégration plutôt que de travailler ensemble sur des questions aussi cruciales pour le futur des jeunes et des enfants que l’adaptation de nos systèmes d’éducation au monde étrange et complexe qui se dessine sous nos yeux.
Pour rappel, le dialogue sur l’IA comme tous nos événements virtuels, est accessible en vidéo sur la chaîne Youtube de WATHI.