« Je les ai renvoyés. La mission de la CEDEAO a commis une grande erreur. La Guinée Bissau est un pays souverain, la CEDEAO n’est pas souveraine. La mission est sortie de sa feuille de route et n’a pas respecté les lois et la constitution de la Guinée Bissau… La CEDEAO, c’est nous. Ce ne sont pas des petits fonctionnaires qui vont venir nous dicter ce qu’on doit faire, ça jamais. Avec moi ce n’est pas possible. On ne badine pas avec la souveraineté d’un pays. La commission de la CEDEAO, c’est la conférence des chefs d’État et de gouvernement qui la mandate. Ce n’est pas l’inverse… On ne peut pas avoir des activistes au sein de la Commission de la CEDEAO. C’est inacceptable. L’organisation est en train de s’effondrer. On va la calibrer…»
Ce sont là quelques extraits des propos d’Umaro Sissoco Embaló, président de la Guinée Bissau, dans une interview accordée à la chaîne RT, Russia Today le 5 mars dernier. De juillet 2022 à juillet 2023, il était le président en exercice de la CEDEAO. La « mission politique de haut niveau » dépêchée par le président de la Commission de la CEDEAO, avait pour objectif « de soutenir les efforts des acteurs politiques et autres parties prenantes pour parvenir à un consensus politique sur une feuille de route pour la tenue d’élections inclusives et pacifiques en 2025 ».
Selon le communiqué signé du chef de la délégation, rendu public le 1er mars, « la Mission a préparé un projet d’accord sur la feuille de route pour la tenue d’élections législatives et présidentielles en 2025 et a commencé à le présenter aux parties prenantes pour obtenir leur consentement. La Mission a quitté Bissau le 1er mars au petit matin, à la suite des menaces d’expulsion proférées par S.E. Umaro Sissoco Embalo ». Ce que ce dernier a donc confirmé avec une grande satisfaction à plusieurs médias, mettant en avant la souveraineté de son pays.
Dans un pays où la constitution inspirée du modèle portugais accorde des pouvoirs larges à l’Assemblée nationale et au chef du gouvernement issu du parti ou de la coalition majoritaire au parlement, le président Embalo a réussi à travers de nombreuses manœuvres à prendre le contrôle de toutes les institutions. En mai 2022, il avait dissous l’Assemblée nationale mais les législatives anticipées organisées en juin 2023 avaient été remportées par la coalition de l’opposition amenée par le parti historique, le PAIGC.
Six mois plus tard, le 4 décembre 2023, prétextant d’une tentative de coup d’État dans laquelle seraient impliqués ses adversaires politiques, il avait dissous à nouveau la toute nouvelle Assemblée nationale sans respecter le délai d’un an minimum imposé par la constitution après l’installation d’un nouveau parlement. Les journalistes de RT n’ont pas pensé à lui poser des questions sur le respect de la constitution du pays tout au long de son mandat.
Les propos du président Embalo illustrent parfaitement l’état d’esprit des gouvernants qui ne se sont jamais sentis aussi libres de faire ce qu’ils veulent dans leur pays, en fonction de leurs intérêts politiques exclusifs et sans aucune contrainte intérieure ou extérieure. La défense proclamée de la souveraineté nationale est l’arme la plus puissante, définitive et imparable pour neutraliser toute initiative qui menacerait de fixer une limite à la poursuite des intérêts des détenteurs du pouvoir par tous les moyens. Dans les pays sahéliens où les militaires ont pris le pouvoir dans le contexte d’une grave et longue crise sécuritaire, l’argument de la nécessité de reconquérir une souveraineté perdue à cause d’une dépendance extrême à l’égard de puissances étrangères avait une certaine légitimité et a joué un grand rôle dans le soutien d’une partie importante des populations à ces dirigeants militaires.
Le discours sur la souveraineté reste aujourd’hui crucial pour les dirigeants des pays de l’AES et pour les autres militaires au pouvoir. Si quelqu’un dans la région ose hausser le ton face aux disparitions forcées d’acteurs de la société civile et de journalistes dans la Guinée dirigée par le général Doumbouya, nul doute que l’évocation de la souveraineté suffira à clore tout débat. Le souverainisme justifie désormais absolument tout : les violations les plus graves des droits humains, la neutralisation de toutes les institutions de contre-pouvoir, la confiscation du pouvoir ad vitam eternam.
Mais le travail de sabotage bien avancé de la CEDEAO comme projet d’intégration autour de valeurs et de principes de gouvernance politique partagés est aussi mis en œuvre par des chefs d’État arrivés au pouvoir par des élections, à l’instar du président Embalo. Sa vision de ce que devrait être l’institution est claire : elle doit être exclusivement au service des chefs d’État et la Commission de la CEDEAO ne doit avoir aucune marge de manœuvre. C’est une remise en cause radicale de l’esprit qui a présidé à la transformation du secrétariat exécutif de la CEDEAO en Commission et bien sûr du protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance de 2001.
Ceux que le président de la Guinée Bissau qualifient d’activistes et de petits fonctionnaires de la Commission de la CEDEAO, ce sont ceux qui ont vraiment cru à la possibilité de faire émerger petit à petit des États de droit partout en Afrique de l’Ouest, avec une relation de redevabilité entre les gouvernants et les gouvernés. Les activistes, ce sont tous ceux qui ont essayé, et dont une poignée essayent encore, de construire une organisation régionale qui ne soit pas un club de chefs d’État et de gouvernement. Sans un protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance, même imparfait, sans principes de convergence constitutionnelle, sans Cour de justice communautaire, on aura effectivement une CEDEAO réduite à un club d’hommes – avec un petit h – très sûrs de leurs qualités exceptionnelles, mus avant tout par l’accaparement du pouvoir dans leurs pays respectifs.
Ce qui est aussi extraordinaire qu’affligeant, c’est que la capacité d’analyse d’une partie non négligeable des populations ouest-africaines semble complètement anesthésiée dès lors qu’une personnalité politique déclare sa folle et soudaine passion pour la défense de la souveraineté nationale, pour la libération de l’Afrique de toutes les influences extérieures. Ce n’est pas à l’effondrement de la CEDEAO qu’on assiste dans la région. C’est bien plus grave : c’est la confirmation, chaque jour davantage de la victoire de la mauvaise foi et du court-termisme. C’est aussi la confirmation de la disparition accélérée de personnalités politiques qui rêvent d’un destin commun pour les populations ouest-africaines. À WATHI, nous continuerons à nourrir ce rêve, et pas seulement par idéalisme. Parce que les chemins alternatifs dans lesquels la région s’engage sont dangereux.