Ce 15 décembre 2024, la CEDEAO tient à Abuja son dernier sommet ordinaire avant le départ des États membres de la Confédération des États du Sahel, à savoir le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Les ambassadeurs puis les ministres des Affaires étrangères et de la Défense se sont déjà réunis à Abuja. Il faudra décider des termes de la séparation entre la CEDEAO et les pays de la Confédération des États du Sahel. Lors d’une réunion ministérielle le 13 décembre à Niamey, ces derniers ont rappelé une nouvelle fois que leur décision de retrait de la CEDEAO était « irréversible ».
J’avais publié une tribune en juin dernier sur le site de WATHI, qui reprenait essentiellement mon intervention lors d’un événement public organisé par le bureau de représentation de la CEDEAO auprès des Nations unies à l’occasion de la célébration des 49 ans de l’organisation régionale à New York le 7 Juin 2024. Je terminais le texte par ces mots :
« Ce qui se jouera dans les prochains mois, ce sont les contours de l’Afrique de l’Ouest dans laquelle vivront les jeunes, les enfants, nos enfants, au cours des prochaines décennies. Le choix qui est devant nous, c’est celui de continuer à croire en la possibilité de faire de l’Afrique de l’Ouest un espace de progrès collectif, de liberté, où les droits fondamentaux sont protégés. L’autre choix, c’est la résignation qui consisterait à accepter que notre espace soit profondément et durablement fragmenté, que chaque pays se referme sur lui-même et sur ce qu’il perçoit comme étant ses intérêts strictement nationaux. Cela consisterait à accepter de prendre le risque réel et très élevé d’un retour, partout ou presque, de régimes autocratiques où les dirigeants n’ont de comptes à rendre à personne ».
Quelques évènements récents permettent de bien comprendre à quoi je fais allusion. Moussa Tchangari, secrétaire général de l’association Alternative Espaces Citoyens, une des voix les plus fortes et respectées de la société civile nigérienne et ouest-africaine depuis des décennies, a été brutalement enlevé chez lui le 3 décembre par des hommes armés qui l’ont emmené vers un lieu inconnu et gardé au secret pendant deux jours. Moussa Tchangari fut un de nos intervenants lors d’une table ronde virtuelle organisée par WATHI le 19 septembre dernier sur le thème de l’état des lieux sécuritaire dans le Sahel et les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest.
Le même 3 décembre à Conakry en Guinée, le journaliste Habib Marouane Camara, responsable d’un site d’information, a été enlevé par des gendarmes selon les témoins de la scène. Et depuis plus de cinq mois désormais, deux voix fortes de la société civile en Guinée, Oumar Sylla alias Foniké Menguè, coordonnateur du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), et Billo Bah, responsable des antennes et de la mobilisation du FNDC, ont disparu après avoir été enlevés par des éléments des forces armées. Au Burkina Faso, beaucoup de journalistes, d’acteurs de la société civile, de personnalités critiques de la dérive violente du pouvoir militaire ont dû s’exiler, en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou ailleurs.
Soyons clairs : des violations graves de droits humains et l’instrumentalisation d’une justice non indépendante sont observables aussi dans des pays de la région dirigés par des civils. Bien au-delà des pays sahéliens sous présidence militaire actuellement, les pratiques politiques réelles dans plusieurs pays côtiers montrent que des dirigeants civils élus qui se disent démocrates ne le sont pas en réalité et sont prêts à toutes les violations des textes constitutionnels pour conserver le pouvoir, pour contrôler toutes les institutions et/ou pour faire main basse sur les ressources de leur pays. Ils aimeraient bien que la CEDEAO abandonne son ambition démocratique et ses principes de convergence constitutionnelle décrits dans le protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance adopté en 2001.
Je rappelle que ce sont des personnalités ouest-africaines, civiles et militaires, qui ont travaillé pendant des années pour élaborer ce protocole conçu comme un complément du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de Règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité de décembre 1999. La logique qui n’avait rien d’absurde était celle-ci : la bataille pour le pouvoir politique par tous les moyens est une des sources les plus évidentes des conflits violents dans la région ; alors dotons l’Afrique de l’Ouest d’un ensemble de principes constitutionnels consacrant la démocratie et l’État de droit qui vont être applicables à tous les pays membres.
Alors oui le fonctionnement de la Commission de la CEDEAO est loin d’en faire un modèle de bonne gouvernance, à l’exacte image du fonctionnement moyen des institutions publiques dans les pays membres. Mais au fil des décennies, aux côtés de ceux qui ne sont animés que par la recherche des missions à l’étranger pour les perdiem, des dizaines de femmes et d’hommes des 15 pays membres ont travaillé avec conviction au service de l’intégration, de la sécurité et du développement économique régional, au sein de la commission, des agences spécialisées ou de la Cour de justice de la communauté qui est un véritable instrument de protection et de promotion des droits humains dans la région.
Malgré toutes les insuffisances de son bilan, et malgré des décisions très malheureuses de la Conférence des chefs d’État au cours des dernières années, l’apport de l’organisation aux populations de la région est incontestable et précieux. Aucune remise en cause de ses piliers, et notamment du protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance, ne doit être envisagée pour faire plaisir à ceux qui veulent en réalité un retour aux régimes autocratiques en Afrique de l’Ouest.
Dans l’immédiat, face à la décision de trois dirigeants de fait des États du Sahel central de faire quitter leurs pays et leurs compatriotes de la communauté régionale, sans consultation, les dirigeants de la CEDEAO devraient garder la porte ouverte pendant un certain nombre d’années à un retour, avec un minimum de formalités, de ces États dans la communauté. Il faudrait maintenir pendant cette période un maximum d’avantages pour les populations de ces pays qui n’ont, à aucun moment, choisi de se couper de leurs frères et sœurs, cousines et cousins, des autres pays ouest-africains. Il faudrait aussi proposer un cadre de dialogue entre la CEDEAO et la confédération des États du Sahel sur la coopération dans le domaine vital de la sécurité collective.
Enfin, et c’est peut-être aujourd’hui le message le plus important, il faut que les acteurs de la société civile ouest-africaine, et les acteurs du secteur privé, y compris sahéliens, trop souvent absents des débats sur des questions vitales pour l’avenir de la région, lancent ensemble une campagne destinée à sauver les acquis du processus d’intégration régionale. Il ne faut pas se faire d’illusion : le chemin vers une CEDEAO des peuples, et vers une Afrique de l’Ouest en paix et en progrès, n’est pas compatible avec le retour des nationalismes étriqués et des dictatures civiles ou militaires.