Auteur : Julien Bondaz
Organisation affiliée : Revue Anthropologie et Sociétés
Type de publication : Article
Date de publication : 11 mars 2015
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La critique désormais classique de la notion d’ethnie et l’approche constructiviste qu’en proposent de nombreux auteurs reposent en grande partie sur une mise à l’épreuve des classifications et des logiques d’inventaire des groupes sociaux, qui ont longtemps animé l’anthropologie. L’analogie que Jean Bazin établissait entre l’usage que les ethnologues font des ethnonymes pour désigner les populations étudiées et les fiches d’inventaire ou les cartels que rédigent les conservateurs afin d’identifier les collections muséales est révélatrice non seulement des rapports historiques entre anthropologie et ethnographie muséale, mais aussi, à un autre niveau, des conjonctions problématiques entre l’identité attribuée aux personnes et celle qui est affectée aux objets. En Afrique de l’Ouest, dans les sociétés précisément visées par le travail critique de Bazin, les musées forment ainsi des lieux complexes de production et de reproduction des identités ethniques appliquées aussi bien aux humains qu’aux objets.
Le développement des approches communautaires de la muséographie est l’un des effets de cette équivalence établie entre objet muséaux et groupes sociaux, d’ailleurs corollaire de l’anonymisation des collections concernées, le collectif primant sur l’individu. La valorisation culturelle des collections muséales conduit en effet à occulter les producteurs des objets, dans la mesure où « les acteurs sociaux concrets qui ont fabriqué et utilisé les objets sont vus comme les exécutants d’une “culture” qui, elle, devient le véritable producteur et utilisateur du groupe ».
Le problème n’est donc pas ici d’interroger la pertinence scientifique ou de s’inscrire dans une perspective constructiviste au sujet de la définition des ethnies. Il s’agit d’interroger le remplacement de la notion d’ethnie par celle de communauté (que l’on observe en particulier, mais non exclusivement, dans les projets muséaux) et surtout de montrer comment les définitions de ces groupes sociaux sont travaillées au sein des musées ouest africains.
Habituel depuis une cinquantaine d’années, le recours à la notion de communauté pour penser les représentations muséographiques et le rôle des objets connaît en effet un succès grandissant depuis le début des années 1990, en particulier dans le cadre de l’émergence, en Amérique du Nord, des museum studies.
On retrouve de manière souvent centrale cette problématique communautaire dans l’étude des musées ouest africains. Il est cependant frappant de voir comment, dans les travaux anglo-saxons, la problématique de la représentation des cultures minoritaires dans les institutions publiques retient prioritairement l’attention, dans une perspective postcoloniale, voire subalterne, tandis que les réflexions conduites au sujet des musées africains concernent davantage les relations entre les échelles nationales, régionales et locales, dans une logique de maillage muséal du territoire.
Dans les deux cas cependant, la question des rapports entre la prise en charge muséale des objets culturels (leur patrimonialisation) et la définition, les stratégies de légitimation ou les revendications politiques des communautés locales témoignent d’enjeux souvent cruciaux, tant dans les champs politiques et sociaux que dans des perspectives développementistes. Il ne s’agit pas ici de critiquer la notion de communauté, mais de montrer comment un tel recours s’inscrit de manière problématique dans la continuité des processus d’ethnicisation des collections muséales et produisent un jeu d’échelle problématique entre la nation et les différentes communautés qui la composent. Ainsi, les objets exposés ou conservés dans les musées ouest africains (comme ailleurs) ne cessent d’être les supports de discours identitaires et politiques locaux. Leur biographie muséale, c’est-à-dire le travail de qualification et de requalification dont ils font l’objet, participe à la généalogie des relations entre politiques culturelles, institutions patrimoniales et groupes sociaux en Afrique de l’Ouest. On verra cependant que l’importance accordée aux interactions entre musées et communautés met parfois en crise les rapports entre plusieurs échelles politiques ou différentes logiques d’identification – ethniques, nationales, panafricaines ou transnationales. À tous les niveaux, « le recours à une catégorisation ethnique est devenu désormais un opérateur ordinaire dans les rapports entre groupes et l’affirmation de l’ethnicité un point d’appui majeur pour les revendications d’identité collective ».
Fonder un musée national : héritage colonial et ancrage local
En Afrique de l’Ouest, fonder un musée national revient le plus souvent à l’inscrire dans une histoire (post)coloniale : la plupart d’entre eux sont issus de musées coloniaux. Dans les pays anciennement colonisés par la France, l’Institut français d’Afrique noire (IFAN) a en effet joué un rôle central dans la constitution de collections variées, notamment archéologiques et ethnographiques, d’abord rassemblées à Dakar, puis dans les centres locaux de chacune des capitales de ce qui constituait alors l’Afrique occidentale française (AOF). Pour Théodore Monod, le directeur de l’IFAN, il s’agissait de créer une « chaîne des musées ouest-africains ». La plupart des centres locaux de l’IFAN possédaient alors des collections et un espace d’exposition mettant en valeur le territoire de la colonie, ces musées souvent embryonnaires étant conçus comme des « condensés de la colonie ». Seul le musée de l’IFAN à Dakar présentait des collections de l’Afrique occidentale française dans son ensemble.
Ainsi, les objets exposés ou conservés dans les musées ouest africains (comme ailleurs) ne cessent d’être les supports de discours identitaires et politiques locaux. Leur biographie muséale, c’est-à-dire le travail de qualification et de requalification dont ils font l’objet, participe à la généalogie des relations entre politiques culturelles, institutions patrimoniales et groupes sociaux en Afrique de l’Ouest
Les musées nationaux héritent non seulement des collections et de leur ancrage territorial, mais également des formes d’exposition coloniales, qui reposent sur un « paradigme ethnique » et sur une approche ethno-géographique.
Créer un musée national en Afrique de l’Ouest revient par ailleurs à l’ancrer dans un territoire spécifique. Il convient donc de procéder à des rites de fondation, à l’accomplissement de différents sacrifices aux génies du lieu. Ces pratiques rituelles ancrent le musée non seulement dans un territoire, mais également dans des enjeux ethniques et religieux qui sont également politiques, révélateurs des rapports entre identité nationale et autochtonie et des stratégies de domination ou de légitimation. Ainsi, par exemple, quelques années après sa création en 1959, le Musée national du Niger a accueilli un culte à base de possession songhay-zerma, le holey, qui s’est traduit par des cérémonies annuelles de sacrifice aux génies du fleuve Niger, qui coule à proximité. L’ethnie songhay-zerma était alors majoritaire dans la capitale. Avec l’arrivée croissante dans la capitale de migrants hausa pratiquant eux aussi leur propre culte de possession, le bori, des conflits entre les différents responsables de culte ont éclaté au sujet de la gestion rituelle du territoire muséal, conflits auxquels s’ajoutaient les revendications des représentants d’un islam de plus en plus rigoriste, opposé à la publicité de tels cultes.
Ces enjeux restent d’actualité, comme le montrent deux autres exemples mettant en scène les dimensions politiques et magico-rituelles de l’autochtonie. Au début des années 2000, lorsque le Musée national du Burkina Faso a enfin trouvé un emplacement définitif, il a fallu organiser des sacrifices dans le bois sacré présent sur le terrain. Les responsables du musée continuent de composer avec les responsables du bois sacré et de les consulter pour chacune des manifestations qu’ils organisent, par exemple pour la Journée internationale des musées. De même, à l’occasion de la pose de la première pierre du Musée des civilisations noires à Dakar, en présence du Président de la République, une responsable du ndëp, culte de possession lébou, a procédé à plusieurs sacrifices afin de chasser les mauvais rabs (génies locaux chez les Lébou).
Les Lébou, groupe ethnique minoritaire proche des Wolof, revendiquent leur autochtonie sur la presqu’île du Cap Vert, dans la région de Dakar. L’organisation d’une telle cérémonie, où le politique rencontre le magico-religieux, témoigne par ailleurs des multiples accommodements entre le ndëp et l’islam, religion majoritaire au Sénégal.
Architecturer la nation : collections muséales et territoire national
Les musées nationaux sont d’abord des espaces de mise en scène du territoire national et participent à ce titre à la production de représentations territoriales. Cartographie et muséologie entretiennent en effet un rapport étroit, dont rend d’ailleurs compte l’usage fréquent de cartes ethno-stylistiques dans les salles d’exposition. Dans un tel contexte, l’architecture des musées nationaux est donc pensée comme une version nationale des différentes traditions architecturales du pays. L’architecture dite soudanaise se retrouve ainsi présentée comme une architecture malienne à Bamako et comme une architecture burkinabè à Ouagadougou. Une synthèse des styles régionaux, définis comme autant de styles ethniques, est également proposée. Au Musée national du Niger, si le style hausa est dominant, il intègre cependant des formes inspirées de l’artisanat touareg (croix d’Agadez par exemple). À celui du Burkina Faso, ce sont les éléments formels des masques moaga, nuna et bwaba que l’on retrouve dans l’architecture des pavillons d’exposition, associés au motif formel de la calebasse. Ces figurations d’objets pensés comme des emblèmes ethniques miment les principes de collecte et d’exposition mis en œuvre au sein du musée.
Créer un musée national en Afrique de l’Ouest revient par ailleurs à l’ancrer dans un territoire spécifique. Il convient donc de procéder à des rites de fondation, à l’accomplissement de différents sacrifices aux génies du lieu. Ces pratiques rituelles ancrent le musée non seulement dans un territoire, mais également dans des enjeux ethniques et religieux qui sont également politiques, révélateurs des rapports entre identité nationale et autochtonie et des stratégies de domination ou de légitimation
Un autre moyen de construire l’espace muséal comme une métonymie du territoire national consiste, dans une logique écomuséale, à reconstituer les habitats dits traditionnels de différentes régions ou ethnies – quitte d’ailleurs à maintenir une ambiguïté entre zone territoriale et administrative et catégorie ethnique. Au Musée national du Niger, les pavillons d’exposition sont complétés par un « musée de plein air », initialement appelé « le village nigérien », qui regroupe dans son enceinte plusieurs reconstitutions d’habitats traditionnels.
Objets de consensus ou frictions muséales ?
Le jeu d’identification des objets est évidemment central dans leur mise en exposition : les collections muséales sont censées servir de support pour la représentation équitable (sinon proportionnelle) des différentes ethnies du pays. Le Musée national du Burkina Faso se fixe par exemple pour mission de conserver et d’exposer « les témoins matériels et immatériels les plus représentatifs de l’identité culturelle des différentes composantes de la nation burkinabé ». On retrouve la même idée de fonction symbiotique dans les propos des visiteurs, tel celui-ci qui lors d’un entretien définissait le musée comme « un endroit où toutes les ethnies se retrouvent ». Dans ces propos récurrents, on découvre ainsi une certaine continuité entre la muséographie coloniale (le « paradigme ethnique ») et la muséographie postcoloniale : les objets sont exposés en tant que témoins de la culture matérielle d’une ethnie, ce dont témoigne bien l’entrée « groupe culturel ou ethnique » (voire « groupe ethnique ou espèce ») des fiches d’inventaire.
Cependant, en Afrique de l’Ouest, les musées nationaux n’ont pas seulement pour fonction de représenter les différentes ethnies du pays. Ils mettent également en scène les relations interethniques. Cela se traduit notamment par l’usage qui est fait des relations à plaisanterie, thème qui connaît depuis quelques années un « essor étonnant dans l’espace politico-médiatique ». L’implication de groupes ethniques et sociaux (castes en particulier) dans ce type de relations habituellement caractérisées par des moqueries entre personnes et des interdits variés se retrouve exposée au musée. Au-delà des interactions entre les agents eux-mêmes (par exemple entre subalternes et directeur du musée), la question des relations à plaisanterie peut être mise en scène dans une exposition. En 2004, l’une des sections de l’exposition inaugurale du Musée national du Burkina Faso, Burkina Faso : valeurs cardinales, était consacrée à ce type de relations. La présentation de bandes dessinées sur ce thème activait alors des moqueries entre les visiteurs.
La muséographie des musées nationaux ouest africains repose en effet sur un paradoxe : comment la mise en exposition d’objets peut-elle servir d’outil à la construction d’une identité nationale alors qu’elle participe à leur ethnicisation ? En donnant à voir la pluralité ethnique du pays (parfois sous l’étiquette de la diversité culturelle), les objets exposés sont conçus et perçus à la fois comme des témoins culturels et comme des représentants politiques : deux conceptions des objets se rencontrent, l’une héritée de l’ethnographie muséale et coloniale et l’autre ancrée dans les enjeux politiques actuels. Dans cette récupération postcoloniale des catégories scientifiques et des programmes muséographiques, on assiste alors à l’émergence de « frictions muséales » . La mise en scène de la diversité ethnique au pavillon des costumes du Musée national du Niger donne par exemple lieu à des réclamations. Un jeune homme gourmantché (une ethnie qui représente 0,3 % de la population nigérienne, également présente de manière minoritaire au Burkina Faso) m’expliquait ainsi à propos de sa visite du pavillon : « Ça m’a fait mal parce que je n’ai pas vu notre tradition dedans. Ça m’a beaucoup découragé. C’est presque dans tout le musée. […] Pour moi, je pense qu’ils croient que les Gourmantché ne sont pas Nigériens. Il y a presque toutes les ethnies, sauf les Gourmantché. »
On retrouve ainsi exprimée la nécessité d’organiser des collectes en vue de sauver un patrimoine menacé, idée déjà présente durant la période coloniale, dans le cadre d’une ethnologie dite de sauvegarde. Dans les deux cas, de manière implicite, c’est la question des rapports de domination qui apparaît. Représentation politique et visibilité muséale, censées relever d’un même processus, donnent à voir non seulement la fabrique postcoloniale des identités, mais aussi la place occupée par les différents groupes identitaires dans l’espace national et les hiérarchies sociales et politiques dans lesquelles ils s’inscrivent. La participation du Musée national du Mali à la deuxième édition de la rencontre des chasseurs de l’Ouest africain, notamment par le biais d’une exposition temporaire, rend bien compte d’une telle mise en scène.
Collections sans visiteurs
En Afrique de l’Ouest, les musées nationaux sont souvent décrits comme une « fierté nationale » par les visiteurs locaux. La visite au musée provoque également des sentiments de fierté plus spécifiques, comme en témoignent les messages laissés dans les livres d’or des musées ou les visiteurs interrogés. À Bamako, en avril 2007, le chef du village dogon de Tereli note par exemple dans le livre d’or : « Je suis très content de tout ce que j’ai vu ici : la vivacité dogon ainsi que celle de tout le Mali. Je suis fier d’être dogon ». Au Burkina Faso, une jeune femme se souvient avoir beaucoup aimé l’exposition « Naître, vivre et mourir en pays Gourmantché » : « Ce qui était exposé, c’était ma culture, parce que je suis gourmantché ». Ces réactions montrent que ce n’est pas tant le caractère national des collections que l’ethnicisation des objets qui provoque des émotions chez le visiteur. Le musée fonctionne comme un lieu de reconnaissance où les objets exposés servent de support à des processus de subjectivation (l’analogie avec le miroir est d’ailleurs récurrente). L’expression d’un sentiment de fierté à l’issue de la visite révèle encore une autre dimension des représentations muséographiques de soi. En août 1993, un « secrétaire permanent de jumelage » laisse ce témoignage dans le livre d’or du Musée national du Mali : « La visite du musée est pour moi un motif de fierté surtout quand j’y conduis une délégation étrangère ». Au Musée national du Mali, les visiteurs locaux sont en fait souvent des personnes qui accompagnent des groupes d’étrangers (des guides, des « courtiers du développement ») ou des amis émigrés pratiquant le « tourisme des racines ».
La fréquentation des musées par la population locale est généralement très faible. Si le Musée national du Niger, très populaire, fait figure d’exception, au Musée national du Mali et à celui du Burkina Faso, comme au Musée Théodore Monod d’Art africain à Dakar, les visiteurs scolaires sont les plus nombreux. Ces dernières années notamment, la mise en place de projets de partenariat « musée-école » dans le cadre d’un programme de l’École du patrimoine africain (EPA) a notamment permis à de nombreux élèves de visiter les musées. Pour le reste de la fréquentation, la majorité des visiteurs sont des touristes.
Il est vrai que la mise en scène de la nation et la représentation des ethnies dans les musées sont en partie pensées pour des visiteurs étrangers, ce que traduit bien leur présentation sur Internet. Sur le plan muséographique, il s’agit de composer entre un imaginaire national et un imaginaire touristique, en produisant des représentations considérées comme authentiques non seulement du pays, mais aussi du continent africain dans son ensemble, la conception politique du panafricanisme se confondant alors avec la vision souvent partagée par les touristes d’un continent africain homogène.
Conclusion
On a pu voir comment, en Afrique de l’Ouest, une série de tensions travaille la mise en exposition des collections au sein des musées nationaux. Pris comme supports de discours identitaires ou comme moyens de reconnaissance, les objets provoquent, chez les agents des musées et les visiteurs, des sentiments de fierté ou l’expression de revendications politiques. Les objets conservés se retrouvent alors dotés d’identités plurielles et parfois contradictoires, territoriales, politiques ou religieuses, témoignant ainsi de l’ambivalence du recours muséographique à la notion de communauté, qui oscille entre un pôle national et un pôle ethnique. L’imbrication de ces différents enjeux révèle en outre la part immatérielle et parfois occultée des institutions muséales et du patrimoine de collection. En définitive, la question des usages politiques des objets de musée ne se résume donc pas à la seule problématique de leur mise en exposition : elle invite à une réflexion plus large sur les interactions entre les politiques culturelles ou patrimoniales et le travail de définition des communautés en Afrique de l’Ouest.
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