Auteur : Adama Kpodar et Dodzi Kokoroko
Type de publication : article
Date de publication : 2020
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Pourtant, l’entrée en vigueur le 25 janvier 2004, du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création de la Cour était considérée comme «une rectification institutionnelle du concept de «spécificité africaine», en matière des droits de l’homme», dans un registre du régionalisme comparatif. Seize ans après, l’activité jurisprudentielle de la Cour permet de questionner effectivement cette hardiesse, certes motivée par la protection des droits et la construction de l’État de droit, à l’aune des retraits en cascade des déclarations de la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes des individus et des ONG.
Dès lors, une curiosité intellectuelle face à cet objet juridique est inévitable au regard de la vitesse avec laquelle sont intervenus au cours de la même année 2020, le retrait du Bénin, le 24 avril et celui de la Côte d’Ivoire cinq jours après, le 29 avril. Ces dénonciations mettent à jour la crise entre la Cour et les États déjà peu nombreux à avoir fait cette déclaration. Faut-il le rappeler, le 1er mars 2016, le Rwanda sonna le tocsin par sa déclaration de retrait, suivi par la Tanzanie, siège de la Cour, le 14 novembre 2019.
Le retrait par un État de la déclaration de juridiction obligatoire dans le contentieux international général (CIJ/ CPI) est certes rare. Il est presqu’inexistant en droit international régional (européen et interaméricain). Mais, la démarche ainsi amorcée en Afrique consacre une banalisation du retrait de la déclaration facultative de juridiction obligatoire, faite notamment au profit des individus et des ONG. Présuppose-t-elle en filigrane une reprise en main par les États des matières qu’ils considéraient naguère comme relevant de leur souveraineté ? Pour le comprendre, deux préalables sont nécessaires. En premier lieu, le retrait est considéré comme un acte unilatéral d’un État ou d’une organisation internationale, qui vise à anéantir les effets juridiques des obligations ou les avantages, au titre des engagements précédemment pris. En deuxième lieu, la déclaration est la manifestation de la volonté de l’État, ayant ratifié le Protocole instituant la Cour d’étendre sa saisine aux individus et aux ONG. Elle est prévue à l’article 34. 6 : «A tout moment à partir de la ratification du présent Protocole, l’État doit faire une déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes énoncées à l’article 5(3) du présent Protocole. La Cour ne reçoit aucune requête en application de l’article 5(3) intéressant un État partie qui n’a pas fait une telle déclaration».
Le dispositif juridique qui organise la compétence ratione personae du point de vue de la saisine de la Cour laisse ainsi la part belle à la volonté de l’État. En d’autres termes, un Etat peut ratifier le Protocole et refuser de faire cette déclaration, à la différence des autres systèmes régionaux de protection des droits de l’homme (européen et interaméricain), caractérisés par l’absence de cet acte. En effet, il suffit de ratifier dans cette catégorie les actes instituant les juridictions régionales pour qu’automatiquement elles deviennent compétentes sur les recours autres que ceux des Etats eux-mêmes.
D’abord, si l’émission de la déclaration a été juridiquement posée dans le Protocole (article 34. 6), le principe de son retrait est introuvable. Le Protocole dit que l’État doit faire cette déclaration mais ne dit pas si elle peut être retirée. A vrai dire, la question ne se pose pas, car, en droit international l’État ne peut s’obliger définitivement.
Ensuite, si le Protocole est muet sur la question, la jurisprudence de la Cour permet de trancher le problème. C’est en effet lors du retrait émis par le Rwanda que la Cour devait répondre à cette question dans l’Affaire Ingabire Victore Umuhoza c. République du Rwanda. A l’unanimité, les juges considèrent que le retrait est licite (req. 003/2014 Para. 69). Ainsi, le retrait émis par le Bénin et la Côte d’Ivoire ne saurait juridiquement être contesté.
Enfin, il reste que le moment du retrait peut aussi être complexe. Si le retrait est intervenu à la suite des affaires déjà jugées par la Cour, il n’y a pas de difficulté. Tel n’est pas le cas des affaires en cours : l’ordonnance du 17 avril 2020, portant mesure provisoire demande au Bénin de «surseoir à la tenue de l’élection des conseillers municipaux et communaux prévue pour le 17 mai 2020 jusqu’à ce que la Cour rende une décision au fond». L’ordonnance de la Cour du 22 avril 2020 demande à la Côte d’Ivoire de «surseoir à l’exécution du mandat d’arrêt émis contre Guillaume Kigbafori Soro,…faire un rapport à la Cour sur la mise en œuvre des mesures provisoires ordonnées dans la présente décision dans un délai de trente (30) jours, à compter de la date de sa réception». Nous sommes en face de la catégorie juridique des mesures provisoires par lesquelles toute juridiction suspend l’effet d’un acte en attendant de statuer quant au fond. Elle est prévue à l’article 27. 2 du Protocole qui dispose : «Dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes». Mais, les retraits sont intervenus alors même que la Cour n’a pas encore réglé les affaires quant au fond.
Du point de vue de la deuxième, l’on pourra faire référence aux autres systèmes régionaux qui prévoient les délais de retrait des conventions régionales, par ricochet de la juridiction des droits de l’homme: un an de préavis dans la convention interaméricaine et six mois dans celle européenne. La Cour écarta cette solution, car trop simpliste et donnant l’impression d’appliquer à un État, les dispositions d’une convention dont il n’est pas partie en violation du principe de l’effet relatif des traités: «Res inter alios acta, nec nocere nec prodesse potest»: un État ne peut ni s’obliger ni tirer des profits d’un traité où il est tiers.
Du point de vue de la première (c’est-à-dire la «lex generalis» ou le droit international général), le retrait d’une déclaration nous renvoie au droit de l’interprétation des actes unilatéraux. Or, sur cette question également, les travaux de la Commission du droit international de 1997-2006 n’ont pas permis de systématiser une solution clef en main. Les positions oscillent entre l’application des règles de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 et la catégorisation de l’objet et de l’effet de l’acte du retrait.
La Cour africaine trouvera la solution du moment en recourant, sur le fondement de la préservation de la sécurité juridique, à l’article 56 de la Convention de Vienne sur le droit des traités qui fixe à un an, le délai de notification d’un retrait. Elle décida donc que «l’acte ne prendra effet qu’après la période de préavis d’un an», rejetant ainsi son effet rétroactif.
Dans ces conditions, en suivant la jurisprudence de la Cour, les effets du retrait du Bénin de sa déclaration et celui de la Côte d’Ivoire ne peuvent intervenir qu’après un an, la Cour devant rester saisie de tout fait inhérent à ces deux affaires pendantes devant elle. Mais, visiblement, aucun des deux États ne perçoit les choses sous cet angle et n’entend respecter ce délai. Pour eux, le retrait clôture «hic et nunc» les procédures, effaçant même définitivement les effets juridiques induits par les ordonnances des mesures provisoires (Cf. II).
Par ailleurs, les conséquences juridiques du retrait de la déclaration se résument à ce que, en l’absence d’une affaire pendante, au Bénin et en Côte d’Ivoire, ni les individus, ni les ONG ne pourront plus saisir directement la Cour, mais ils restent, comme les autres États parties au Protocole pour les autres mécanismes de saisine. Sous réserve du respect du délai de recours possible prévu (un an) dans la jurisprudence de la Cour, le caractère spécieux de sa compétence sur fond de souveraineté est, in situ , susceptible d’être retenu.
En droit international classique ou général, la compétence contentieuse d’une juridiction s’efface devant la souveraineté de l’État, à travers la règle de l’acceptation de la clause facultative de juridiction obligatoire ou, à défaut, la règle de la clause compromissoire.
Mais, il semble que le développement du droit régional des droits de l’homme est un frein à cette conception anachronique de la souveraineté de l’État. Tel n’est pas le cas de la régionalisation des droits de l’homme en Afrique, sur le plan du contentieux, précisément celui de l’élargissement de la saisine aux individus et aux ONG qui ne sont pas, pour l’heure, des sujets de droit international. Le droit régional des droits de l’homme en Afrique se situe dans cette perspective au regard des dispositions de l’article 34. 6 du Protocole. En acceptant pour le Rwanda que le retrait soit licite, dans l’Affaire Ngabire, la Cour venait de consacrer le principe de liberté et le volontarisme des États véhiculés dans l’Affaire du Lotus opposant la France et la Turquie. En 1927, la Cour permanente de justice internationale énonçait en effet que: «Les règles de droit liant les États procèdent donc de la volonté de ceux-ci, volonté manifestée dans des conventions ou dans des usages acceptés généralement comme consacrant des principes de droit et établis en vue de régler la coexistence de ces communautés indépendantes ou en vue de la poursuite des buts communs. Les limitations de l’indépendance des États ne se présument donc pas».
Dire alors politiquement que le droit régional dans son versant «droit de l’hommiste» l’emporte sur la souveraineté des États, n’est donc pas juridiquement toujours vérifié. Certaines raisons l’expliquent.
La première, d’ordre historique, remonte aux origines mêmes de l’article 34. 6 du Protocole qui consacre la reconnaissance de l’extension de la compétence de la Cour. En réalité, la saisine par les personnes privées dans le mécanisme africain a fait son entrée dans les procédures à reculons. En effet, le Protocole a été adopté après trois sommets (Cap en 1995, Nouakchott en avril 1997, Addis-Abéba en septembre 1997), et l’une des pierres d’achoppement était ce recours des individus. La proposition qui avait été faite était celle d’une admission exceptionnelle de tels recours, avant que celle-ci ne cède le pas devant la concrétisation de la clause facultative de juridiction, par peur de laisser à la juridiction l’interprétation de la notion «d’admission exceptionnelle». L’histoire nous montrait déjà la réticence des États envers de tels recours, ce qui explique que les déclarations déjà réduites à une portion congrue d’États, puissent être retirées à la moindre rupture de confiance avec la Cour.
La seconde justification est d’ordre politico-judiciaire. Les États motivent en effet leur retrait de la déclaration par une tendance de la Cour à s’ingérer dans les affaires relevant de leur droit constitutionnel. En effet, le Bénin reproche à la Cour de s’être positionnée sur une question constitutionnelle en demandant à l’État de suspendre un processus électoral fût-il communal au motif du non-respect d’un droit politique, sur saisine de Sébastien Ajavon, un particulier, dans son ordonnance du 17 avril 2020. Pour le Gouvernement, la Cour est sortie de «son champ de compétence». Il poursuit qu’«il n’est pas dans les prérogatives de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples d’adjoindre à l’État d’interrompre son processus électoral qui est un acte de souveraineté». Le ministre de la Justice renchérit: «Ce n’est pas la première fois que cette Cour outrepasse ses prérogatives pour s’immiscer dans les affaires qui ne la concernent en rien. Depuis plusieurs années déjà, les décisions rendues par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ont suscité de très vives préoccupations en raison de graves incongruités. C’est justement la réitération et la récurrence de ces dérapages qu’il n’est pas possible de sanctionner et que la Cour elle-même ne donne pas l’air de vouloir corriger en dépit des remous qu’elle suscite en son propre sein, qui ont amené notre pays à initier son désengagement de la compétence individuelle opérée et adressée au président en exercice de l’Union africaine et au président de la commission de l’Union africaine».
En troisième lieu, il importe d’analyser les méandres juridiques de cette crise, consécutive aux différents retraits, dans une perspective de droit régional comparé. On peut à première vue constater l’allure législative, constitutionnelle, voire constituante de la jurisprudence de la Cour, surtout en ce qui concerne le Rwanda et la Tanzanie. Elle peut juridiquement se justifier au regard de l’article 3. 1 du Protocole qui dispose: «La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés». A y regarder de près, certainement que, pour la Cour, l’atteinte de l’objectif de protection des droits de l’homme passe aussi et avant tout par cette intrusion dans la sphère constitutionnelle des États. En effet, bien souvent, sur le continent, les violations graves des droits de l’homme résultent des dysfonctionnements constitutionnels. Si on les règle en amont, on évitera en aval ces violations. En d’autres termes, construire l’État de droit politique est une mesure de protection des droits de l’homme.
Adama Kpodar et Dodzi Kokoroko sont professeurs dans les Universités de Kara et de Lomé au Togo. Ils s’invitent dans le débat autour du retrait par le Bénin et la Côte-d’Ivoire de leur déclaration accordant la saisine de la Cadhp aux citoyens et organisations non gouvernementales.
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