Organisation affiliée : Organisation Mondiale Contre la Torture.
Type de publication : Rapport d’enquête.
Date de publication: 26 avril 2023
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RESUME EXECUTIF
Le 20 octobre 2022, le Tchad s’est réveillé dans un chaos infernal marqué par une répression sans précédent de manifestants pacifiques écrasés par des bombes lacrymogènes et des tirs à balles réelles de la part des forces de sécurité. Ce « Jeudi Noir » restera dans l’histoire comme le jour de la prise de pouvoir effective du général Mahamat Idriss Déby Itno, fils du défunt président, Idriss Déby Itno, grâce à un recours excessif et brutal à la force en dehors des principes démocratiques constitutionnellement consacrés.
INTRODUCTION
La répression des manifestations a duré plusieurs semaines avec pour bilan : au moins 218 morts, plus de 1369 cas d’arrestations arbitraires de manifestants et de leaders politiques, des dizaines de personnes torturées et environ 40 personnes disparues.
- La mise en place d’un système répressif
Le Tchad ne dispose pas d’une loi sur le maintien de l’ordre. Il a toujours opté pour une approche brutale en matière de gestion des contestations pacifiques. Il est complètement muet sur l’usage des armes létales. De même, la réquisition des forces armées pour le maintien de l’ordre ne fait pas l’objet d’un encadrement juridique précis.
- Le recours à la force pendant la transition militaire
Les services de renseignement de l’État ont continué à jouer un rôle central dans la pratique généralisée de la torture pendant et en dehors des manifestations pacifiques. L’ANS, à titre d’exemple, a participé à de nombreux cas de répression violente et de torture notamment contre les défenseurs des droits humains, des journalistes et d’autres opinions dissidentes au Tchad.
- Le système de répression des manifestations du 20 octobre 2022
Le schéma de cette répression s’est organisé en six étapes :
- Interdiction de la marche et intimidation des organisateurs ;
- Répression armée des manifestants ;
- Chasse aux leaders, manifestants dans les maisons situées dans des quartiers perçus comme contestataires, suivie d’arrestations, détention au secret, et transfert dans des centres de détention éloignés ;
- Recours à la torture, aux exécutions extra-judiciaires et aux disparitions forcées ;
- Déploiement d’une campagne de communication et médiatique nationale et internationale pour justifier le recours à la force au prétexte d’une insurrection armée ;
- Organisation de procédures judiciaires expéditives et condamnations des manifestants.
Dans un communiqué du 20 octobre 2022 à 20h, le porte-parole du gouvernement a qualifié cette manifestation « d’insurrection populaire et armée avec l’appui de forces extérieures afin de déstabiliser le pays. »
Les autorités n’ont jamais démontré en quoi cette marche avait vocation à déstabiliser le régime. Le seul élément présenté en faveur de cette thèse était « l’absence de point de rassemblement et de chute des manifestants ». Il s’agit en fait davantage d’un argument pour justifier le recours à la force armée au détriment du principe de proportionnalité dans la réponse apportée par les autorités aux manifestations.
Il est avéré que des heurts ont éclaté au cours des manifestations. Cependant les informations documentées et vérifiées permettent d’affirmer que les manifestants étaient dans leur très grande majorité pacifiques et contredisent la thèse d’une insurrection populaire et armée.
VIOLATIONS ET ATTEINTES GRAVES AUX DROITS HUMAINS
L’OMCT et la LTDH ont documenté auprès des victimes, survivants et témoins des récits et constater des preuves permettant d’établir que les violations des droits humains perpétrées contre les manifestants le 20 octobre 2022 sont graves au regard du droit international.
- Respect de l’intégrité de la personne, y compris le droit de vivre à l’abri des atteintes
Dès 8h, dans plusieurs quartiers de N’Djamena dont Chagoua, Walia, Abena et Gassi, les militaires ont commencé à tirer à bout portant sur des manifestants.
Des personnes ont été tuées alors qu’elles ne prenaient pas part aux manifestations. C’est le cas du journaliste Orédjé Narcisse, qui travaillait pour la radio privée du Cefod. Des témoins oculaires affirment qu’il a été tué par balle le 20 octobre, devant son domicile par des individus en tenue militaire alors qu’il se rendait à son travail.
Des personnes ont été tuées dans des lieux inconnus et leurs dépouilles ont été mises dans des sacs pour être jetées dans le fleuve Chari à N’Djamena. Les jours qui ont suivi les manifestations, des pêcheurs ont découvert environ six corps sans vie, pour la plupart des hommes. Les personnes auraient été enlevées quelques jours plus tôt, égorgées et jetées dans le fleuve.
- Disparitions forcées
Le Tchad a une longue histoire de disparitions forcées notamment de dirigeants politiques de l’opposition ou de leaders de groupes armés. De nombreux acteurs de la société civile, militants de l’opposition et autres personnalités ont été signalés comme disparus, après avoir été mis sur écoute et suivis par les services de renseignement de l’ANS.
Des familles ayant signalé l’arrestation ou la disparition de leurs proches dès le 19 octobre, restent depuis sans nouvelles.
- Arrestations arbitraires et détention au secret
La LTDH et l’OMCT ont enregistré des déclarations et témoignages dénonçant les arrestations de plus de 150 personnes, y compris des enfants âgés de 15 ans, qui demeurent maintenues en détention au secret à ce jour.
- Torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants
En 2017, le Tchad a adopté un nouveau Code pénal qui prohibe et criminalise la torture. L’OMCT et la LTDH ont pourtant reçu des témoignages de personnes torturées, incluant des défenseurs des droits humains , faisant état de violences subies pendant et après les événements.
Selon les témoignages recueillis, les victimes ont été rouées de coups, et certaines mortellement blessées. Le directeur de publication du journal Le Libérateur Jules Yoo-Ounkillam a été arrêté par les forces de l’ordre au rond-point de Chagoua. Il a été tabassé avant d’être finalement relâché. L’enseignant-chercheur à l’université de N’Djamena Brahim Adoum Ahmat a été enlevé dans la nuit du 21 octobre par les forces de l’ordre, torturé et trois jours plus tard jeté d’un véhicule devant l’hôpital général.
- Procédures applicables au déroulement des procès et recours judiciaires
Les violations des droits des personnes arrêtées ont commencé dès la garde à vue et la détention préventive. En réalité, les arrestations et gardes à vue de centaines de manifestants dans les commissariats de N’Djamena ont largement dépassé le délai de 48h prévu par le Code de procédure pénale et n’ont surtout pas été effectuées sous le contrôle d’un magistrat. Plus de 80 mineurs ont attendu entre 10 à 45 jours en garde à vue puis en détention préventive avant de rencontrer un magistrat alors que la loi prévoit que la garde à vue des mineurs de 13 à 17 ans ne peut excéder 10h sous le contrôle du Procureur de la République.
L’enquête préliminaire s’est déroulée en l’absence d’avocats.
Les avocats qui ont voulu se rendre à Koro Toro pour assister leurs clients n’ont pas pu le faire faute d’une autorisation des autorités et en l’absence des garanties quant à leur sécurité.
De même les prévenus n’ont bénéficié d’aucune visite des membres de leurs familles ni lors de la garde à vue ni pendant leur détention. Le procès s’est tenu sur quatre jours, en l’absence de preuve, sans confrontation, et sans débat contradictoire. Il est donc indiscutable que le procès qui a conduit à la condamnation de 262 personnes à des peines d’emprisonnement ferme de 2 à 3 ans n’était ni juste ni équitable.
- Fermeture de l’espace civique et climat de terreur
Depuis le 20 octobre 2022 un climat de terreur règne dans le pays et a poussé de nombreux leaders de la société civile et des partis politiques à fuir le pays. De nombreux militants du parti Les Transformateurs dont le leader Succès Masra sont en exil.
CONCLUSIONS
Les graves violations des droits humains qui ont eu lieu le 20 octobre 2022 et les jours suivants font craindre la mise en place d’un régime répressif au Tchad.
Le recours excessif et systématique à la violence observé depuis le début de la période transitionnelle contre toute contestation politique par des voies pacifiques démontre clairement que les autorités tchadiennes ne sont pas ouvertes à la pluralité politique.
Le Tchad représente un enjeu important pour la lutte contre le terrorisme et la stabilité dans le Sahel et le bassin du lac Tchad. A ce titre, il bénéficie d’un blanc-seing dans les graves violations des droits humains au niveau national et international. Toutes les allégations émises par la société civile au niveau international ne sont suivies d’aucune action contraignante.
De nombreux auteurs de violations de droits humains au cours des dernières années jouissent d’une impunité totale et font l’objet de promotions hiérarchiques en dépit des exactions dont ils sont coupables, consolidant ainsi un appareil répressif ennemis des libertés fondamentales.
RECOMMANDATIONS
A l’État et au gouvernement tchadien
- Prendre des mesures urgentes afin de s’assurer que dans tous les cas d’allégations d’exécutions extrajudiciaires, de torture et de mauvais traitements et de disparitions forcées, des enquêtes promptes, impartiales et indépendantes soient menées pour identifier les responsables, indépendamment de leur statut, les poursuivre et, s’ils sont reconnus coupables, les condamner à des sanctions appropriées ;
- Créer un fonds d’indemnisation des victimes pour garantir que les réparations décidées par les tribunaux nationaux puissent être exécutées ;
- Donner des instructions fermes aux forces de l’ordre sur la nécessité de respecter les droits humains lors de l’encadrement des manifestations publiques ;
- Collaborer et travailler avec la société civile afin de promouvoir l’ouverture de l’espace civique, le respect des droits humains et la protection des défenseurs des droits humains ;
- Adopter une loi sur la protection des défenseurs des droits humains afin de leur garantir la sécurité et le droit d’exercer le travail en toute quiétude ;
- Prendre les mesures de dialogue et d’apaisement afin de faciliter le retour sans obstacles des leaders et militants de l’opposition et de la société civile ayant organisés les manifestations du 20 octobre.
A la communauté internationale (ONU, Union africaine, Union européenne, CEEAC, OIF)
- Veillez à la mise en place d’une commission d’enquête véritablement indépendante capable de documenter la totalité des violations des droits humains survenus le 20 octobre 2022 et les jours suivants ;
- Soutenir y compris à travers des financements les activités de monitoring, de documentation et d’assistance des organisations de la société civile en lien avec les violations des droits humains ;
- Veiller à l’organisation d’élections libres et transparentes y compris à travers le déploiement d’observateurs électoraux indépendants au terme de la période électorale.