Auteur : UNHRC
Site de publication: Reliefweb
Type de publication: Rapport
Date de publication: 2023
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Introduction
Le Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences, Tomoya Obokata, a effectué une visite en Mauritanie du 4 au 13 mai 2022. Il s’est rendu à Nouakchott et à Nouadhibou. Il s’agissait de la troisième visite du titulaire du mandat, la précédente Rapporteuse spéciale s’étant rendue dans le pays à deux reprises, en 2009 puis en 2014.
Le principal objectif du Rapporteur spécial était d’évaluer les progrès réalisés dans l’élimination de l’esclavage depuis la visite de la précédente titulaire du mandat, en particulier en ce qui concerne l’exécution de la feuille de route pour l’application des recommandations du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences, en vue d’éliminer les pratiques esclavagistes en Mauritanie.
Droit international des droits de l’homme et droit international du travail
La Mauritanie a ratifié les principaux instruments relatifs aux droits de l’homme ou y a adhéré, notamment le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques etc.
Elle a formulé des réserves quant à certaines dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de la Convention relative aux droits de l’enfant, de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes qu’elle considère comme étant contraires à la charia, seule source de droit conformément à la Constitution.
La Mauritanie a ratifié tous les instruments fondamentaux de l’Organisation internationale du Travail (OIT) à l’exception de ceux liés à sécurité et la santé au travail.
Elle a aussi ratifié trois des quatre instruments de gouvernance (prioritaires) de l’OIT, à savoir la Convention de 1947 sur l’inspection du travail (no 81), la Convention de 1964 sur la politique de l’emploi (no 122) et la Convention de 1976 sur les consultations tripartites relatives aux normes internationales du travail (no 144).
Législation en matière de lutte contre l’esclavage
La Mauritanie a expressément interdit l’esclavage pour la première fois en 1981, par l’ordonnance no 081-234. Cette ordonnance était limitée à plusieurs égards, à savoir qu’elle comportait une définition peu précise de l’esclavage, n’était pas assortie d’un règlement d’application et concernait davantage l’indemnisation des esclavagistes pour les pertes subies que l’octroi de réparations aux victimes ; en outre, elle n’érigeait pas expressément l’esclavage en crime.
En 2020, la Mauritanie a adopté la loi no 2020-017, qui vise à harmoniser le cadre national de lutte contre la traite avec les engagements pris au titre du Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants.
En 2021, les Ministères de la justice, de la défense et de l’intérieur et de la décentralisation ont publié la circulaire conjointe no 104-2021, par laquelle il est enjoint à toutes les autorités concernées d’appliquer les cadres juridiques existants en donnant suite à toutes les allégations d’esclavage, en fournissant une assistance judiciaire aux victimes et en leur accordant réparation, en facilitant la participation de la société civile et en permettant aux victimes et à leurs défenseurs d’intenter des actions au civil.
Autre législation pertinente
Il reste très difficile, pour de nombreuses victimes de l’esclavage, d’accéder à la terre. L’accès à la propriété et aux droits fonciers est régi par l’ordonnance no 83-127 de 1983. Cette ordonnance prévoit notamment que la terre appartient à la nation et que tout Mauritanien peut en devenir propriétaire et que le système de la tenure traditionnelle du sol est aboli.
Bon nombre de personnes touchées par l’esclavage par ascendance et d’autres travailleurs vulnérables, notamment les migrants, travaillent en tant qu’employés de maison, c’est-à-dire dans un secteur propice à l’esclavage en raison de sa nature privée. Les conditions du travail domestique sont régies par l’arrêté no 2011-1797, qui dispose que les employés de maison doivent avoir un contrat de travail enregistré auprès du Ministère de la fonction publique et du travail, recevoir un salaire au moins égal au salaire minimum national (même si le logement et la nourriture, le cas échéant, peuvent être déduits du salaire), travailler un maximum de 260 heures par mois sans heure supplémentaire, être immatriculés auprès des services de protection sociale et avoir un jour de repos hebdomadaire ainsi que de congés payés.
Cadre institutionnel
Le Commissariat aux droits de l’homme, à l’action humanitaire et aux relations avec la société civile mène des campagnes visant à faire connaître le cadre juridique de lutte contre l’esclavage en vigueur dans le pays et organise des activités de renforcement des capacités en la matière à l’intention des agents de la fonction publique, des médias et de la société civile.
Le Ministère de la justice administre le système pénal de lutte contre l’esclavage. La police judiciaire, composée d’autorités locales, de services de police et d’unités mobiles des forces armées, est la première informée des allégations d’esclavage et il lui incombe de lancer une enquête et d’informer le ministère public.
Le Ministère de l’intérieur et de la décentralisation et le Ministère de l’éducation nationale et de la réforme du système éducatif jouent un grand rôle dans l’intégration sociale des victimes de l’esclavage.
La Délégation générale à la solidarité nationale et à la lutte contre l’exclusion (Taazour) est une agence publique de développement chargée de définir et d’appliquer des politiques de protection sociale, de solidarité et de cohésion sociale, d’inclusion sociale et de réduction de la pauvreté au profit des populations pauvres et vulnérables.
Elle a pour mission de faciliter l’accès des populations cibles aux services essentiels, à l’emploi décent et à la propriété foncière et de renforcer leur inclusion financière, leur sécurité alimentaire et leur résilience.
La Commission nationale des droits de l’homme est l’institution nationale des droits de l’homme. Elle mène, souvent en collaboration avec le HCDH ou des organisations de la société civile antiesclavagistes, des missions visant à enquêter sur les cas d’esclavage signalés, à déterminer si une infraction a été commise et à renvoyer les cas avérés auprès des
autorités compétentes. Elle est actuellement présente dans cinq régions, où elle s’emploie à faire connaître la législation anti esclavage ainsi que la marche à suivre pour signaler les cas d’esclavage et vient en aide aux victimes. Elle a en outre établi un numéro d’urgence permettant de signaler les cas d’esclavage.
Faits nouveaux positifs
Meilleure reconnaissance de l’esclavage
Depuis la précédente visite du titulaire de mandat, la Mauritanie a fait d’importants progrès. Les mentalités semblent évoluer peu à peu en ce qui concerne la négation de l’esclavage. Le Rapporteur spécial a trouvé particulièrement encourageant que le Président déclare que nier l’existence de l’esclavage n’était pas une solution. D’autres hauts fonctionnaires, notamment plusieurs ministres, ont tenu des propos similaires.
Faits survenus depuis la visite du Rapporteur spécial
La Mauritanie a poursuivi le dialogue avec le Rapporteur spécial depuis la visite de ce dernier. Elle a créé trois entités : a) un comité technique chargé de suivre l’application des recommandations formulées par le Rapporteur spécial ; b) un comité interministériel chargé de suivre les mesures prises par les autorités en matière de lutte contre la traite des personnes et le trafic de migrants ; c) une unité composée de représentants du Ministère de la justice, du Commissariat aux droits de l’homme, à l’action humanitaire et aux relations avec la société civile et du ministère public chargée de suivre l’avancement des affaires d’esclavage portées devant les tribunaux. Elle a également établi un numéro d’urgence permettant de signaler les cas d’esclavage et de traite.
Sujets de préoccupation
Malgré les progrès que les autorités ont accomplis dans la reconnaissance de la persistance de l’esclavage et les mesures importantes qu’elles ont prises pour renforcer la législation anti esclavage et faciliter l’intégration des victimes, l’esclavage par ascendance sévit toujours dans le pays, de même que des formes contemporaines d’esclavage et des pratiques assimilées à de l’esclavage. Les victimes souffrent d’exclusion sociale et doivent surmonter d’importants obstacles par rapport aux autres Mauritaniens en ce qui concerne l’accès aux services essentiels, à la propriété foncière et à un travail décent.
L’esclavage existe au sein des communautés arabophones (Maures) et négro-mauritaniennes (Soninké, Wolof et Peuls).
La communauté maure se compose de deux groupes, les Beydanes, groupe dominant d’origine arabo-berbère, et les Haratines, descendants d’esclaves originaires des communautés noires du sud de la Mauritanie, qui partagent une culture commune avec les Beydanes. Les Haratines sont soumis à l’esclavage traditionnel depuis toujours, bien que cette pratique soit peut-être moins répandue aujourd’hui que par le passé.
Même en l’absence de liens formels de « propriété », de nombreux Haratines restent économiquement, socialement et culturellement dépendants des personnes qui les ont longtemps réduits en esclavage, car ils n’ont pas d’autres solutions économiques viables et sont victimes de discriminations multiples.
Dans les communautés négro-mauritaniennes, le système de castes maintient les descendants d’esclaves dans une situation de dépendance économique, sociale et culturelle vis-à-vis des membres des castes dominantes, comme on le voit par exemple chez les Soninké.
Le Rapporteur spécial a rencontré des membres de castes opprimées qui lui ont dit qu’ils étaient toujours dépendants des castes dominantes pour accéder à la terre et aux infrastructures collectives essentielles, comme les points d’eau et les marchés, se heurtaient à la ségrégation dans les lieux de culte et étaient exclus de toute participation aux décisions d’intérêt collectif.
D’après les témoignages reçus par le Rapporteur spécial, cette discrimination est exacerbée lorsque les membres des castes opprimées rejettent l’identité d’esclave que leur imposent les castes dominantes. Lorsqu’ils tentent de dénoncer la discrimination illégale dont ils font l’objet auprès des autorités et des instances locales, au mieux, rien ne se passe, au pire, ils sont victimes de menaces, de harcèlement et de violence.
Dans bien des cas, il existe clairement une situation de contrôle, de coercition et de dépendance.
On observe de nombreuses formes contemporaines d’esclavage en Mauritanie, notamment le travail forcé, l’exploitation par le travail et la servitude domestique. Ces formes d’esclavage concernent les Mauritaniens, quelle que soit leur origine, ainsi que les migrants.
Application effective de la législation anti esclavage existante
Méconnaissance parmi les victimes
Malgré les avancées réalisées grâce aux efforts déployés par le Commissariat aux droits de l’homme, à l’action humanitaire et aux relations avec la société civile, la Commission nationale des droits de l’homme et le Ministère de la justice, en partenariat avec le HCDH, l’OIT, l’Organisation internationale pour les migrations et la société civile pour faire connaître la législation anti esclavage, il reste encore à faire pour que les victimes
connaissent leurs droits et la marche à suivre afin d’obtenir réparation en cas de violation.
Les campagnes de sensibilisation semblent avoir eu plus d’écho dans les communautés négro-mauritaniennes que la communauté haratine. Des Négro-Mauritaniens issus de castes opprimées ont déclaré que, grâce à ces campagnes, ils avaient pris conscience que l’identité d’esclave que leur imposaient les castes dominantes et la discrimination qui en découlait étaient contraires à la loi et s’étaient donc mis à rejeter cette identité et à faire valoir leurs droits. Par contre, les Haratines touchés par l’esclavage par ascendance, en particulier ceux qui vivent dans les zones rurales où l’esclavage traditionnel est plus répandu, ont beaucoup plus de mal à accéder à l’information étant donné que nombre d’entre eux ont un faible niveau d’instruction, voire sont analphabètes, ne sortent jamais du domicile de ceux qui les asservissent et n’ont aucune idée qu’une autre vie est possible.
D’anciens esclaves haratines ont déclaré qu’ils avaient seulement pris conscience de leur condition et de l’illégalité de l’esclavage lorsque la personne qui les asservissait avait fait en sorte de les cacher aux autorités venues enquêter sur des allégations d’esclavage.
Même les victimes qui connaissent l’existence des lois anti esclavage peuvent ne pas bien comprendre la marche à suivre pour effectuer un signalement. Malgré l’assistance judiciaire gratuite dont elles bénéficient, elles sont nombreuses à déclarer que, dans la pratique, elles ne sont pas suffisamment accompagnées pour s’orienter dans le système juridique, ce que confirment des organisations de la société civile ainsi que certains responsables gouvernementaux. Les victimes dépendent souvent des organisations de la société civile pour la dénonciation des cas d’esclavage, ce qui peut poser problème pour les personnes habitant dans des zones rurales, où l’esclavage est plus répandu, mais ces organisations sont moins nombreuses.
Faible nombre d’actions en justice
Au cours de la visite, un représentant du Ministère de la justice a informé le Rapporteur spécial que 38 affaires avaient été portées devant les tribunaux spécialisés en matière d’esclavage, 15 devant la Cour suprême, 16 devant des cours d’appel et 7 devant des tribunaux de première instance. Entre août 2022 et mars 2023, des décisions avaient été rendues dans 51 affaires d’esclavage et de traite des personnes et 46 affaires étaient toujours pendantes. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces chiffres relativement bas.
Ces chiffres peuvent aussi s’expliquer par les difficultés opérationnelles que rencontrent les tribunaux spécialisés. Le Rapporteur spécial a été informé que ces juridictions n’avaient pas les capacités ni les ressources nécessaires pour couvrir l’ensemble du pays.
Cette situation a des conséquences particulièrement importantes pour les victimes habitant dans des zones rurales éloignées.
La plupart des victimes n’ont pas les moyens de se déplacer pour prendre part aux procès. Dans la pratique, l’aide fournie ne serait pas suffisante, même si les victimes ont droit à une assistance judiciaire. En outre, les mesures de précaution telles que la détention provisoire et la protection des témoins relèvent du pouvoir discrétionnaire des juges, ce qui, en plus de la pression exercée par les esclavagistes, peut décourager les victimes de sortir du silence.
Longueur des procédures et sévérité
En raison de leur complexité procédurale, les affaires d’esclavage accusent des retards
considérables. Ces retards minent la confiance du public dans la capacité du système judiciaire à rendre rapidement justice aux victimes.
Les peines prononcées ne sont souvent pas à la hauteur de la gravité du crime ou des sanctions prévues par la législation anti esclavage.
Même lorsque les faits sont correctement qualifiés, les peines maximales sont rarement appliquées.
En outre, il arrive fréquemment que les personnes condamnées ne purgent pas leur peine dans son intégralité, soit que la cour d’appel suspende l’exécution de la sanction, soit que le détenu obtienne sa libération parce qu’il a présenté un garant moral.
Une autre question concerne la composition des tribunaux spécialisés en matière
d’esclavage, formés d’un président, de deux assesseurs et de deux juges non professionnels.
Le président est généralement spécialiste des affaires d’esclavage, mais ce n’est pas nécessairement le cas des autres. Tous les membres doivent néanmoins parvenir à un consensus sur les décisions et ont également voix au chapitre. Des fonctionnaires du Ministère de la justice ont exprimé leur frustration quant au fait que cela compromettait la nature spécialisée des tribunaux, car les juges non professionnels pouvaient recommander des peines inappropriées. Ces juridictions fonctionneraient mieux si l’ensemble du personnel était dûment formé ou si on appliquait des mesures visant à donner plus de poids à l’avis des juges spécialisés.
Règlement informel des différends
L’application de la législation anti esclavage est affaiblie par une culture généralisée et profondément ancrée du règlement informel des différends et de la médiation par les
communautés locales et les chefs tribaux.
De surcroît, en général, les dirigeants locaux chargés de la médiation occupent une position sociale plus proche de celle des esclavagistes que de celle des esclaves. On ne sait pas au juste dans quelle mesure les victimes consentent réellement à ce mode de règlement des différends, car, selon nombre d’entre elles et de défenseurs de leurs droits, elles sont
activement dissuadées de saisir les tribunaux (souvent par la violence, la menace et le harcèlement) et contraintes d’accepter un règlement informel. Les esclavagistes et leurs
soutiens peuvent faire pression sur la police et la justice pour qu’elles rejettent les plaintes pour esclavage ou bien entraver par un autre moyen les enquêtes, les poursuites et l’application de sanctions.
Intégration sociale, économique et politique des victimes de l’esclavage
De nombreuses victimes de l’esclavage restent économiquement, socialement et culturellement dépendantes des personnes qui les avaient réduites en esclavage, car elles n’ont pas de perspectives viables. Celles qui trouvent un autre travail sont souvent cantonnées à des emplois caractérisés par la précarisation, et donc la précarité, l’exploitation et les mauvais traitements, parce qu’elles sont victimes de discrimination, ont un faible niveau
d’instruction, n’ont pas de papiers et n’ont qu’un accès limité aux actifs productifs, notamment la terre.
Formes contemporaines d’esclavage
Le Rapporteur trouve encourageant que les formes contemporaines d’esclavage soient couvertes par les lois nos 2015-031 et 2020-017, mais n’a pas été informé d’une quelconque tentative pour réprimer expressément ces formes d’esclavage, exception faite des situations dans lesquelles elles viennent toucher à la question de l’esclavage par ascendance.
Reconnaissance des dimensions raciales et ethniques de l’esclavage
Race et appartenance ethnique
Le Rapporteur spécial a constaté que de nombreux représentants du Gouvernement avec lesquels il s’est entretenu étaient peu enclins à parler des questions liées à la race et à l’appartenance ethnique.
Aucun de ses interlocuteurs n’a accepté de donner suite à cette demande et la plupart ont insisté sur le fait que ces questions étaient considérées comme offensantes et qu’il n’y avait pas de discrimination fondée sur l’appartenance ethnique ou raciale en Mauritanie.
Les autorités ne reconnaissent pas que leurs politiques sont sources de disparités entre les groupes ethniques et raciaux et ne cherchent pas à remédier à ces disparités.
Le rapporteur recommande l’adoption de mesures de discrimination positive dans les domaines où les victimes de l’esclavage sont laissées pour compte ou sous-représentées et notamment en ce qui concerne l’accès à la terre, au logement, à l’éducation et à la formation professionnelle, à l’état civil, à la protection sociale, à l’aide à la création d’entreprise et à l’emploi dans le secteur public, y compris au sein des forces armées et des forces de sécurité.
Données ventilées
Les organismes publics ne collectent pas de données sur la race et l’appartenance ethnique. Il s’ensuit qu’on ne sait pas dans quelle mesure la pauvreté, les revenus, la santé, l’éducation, l’emploi, le statut au regard de l’état civil, la représentation politique et les droits fonciers varient d’un groupe racial ou ethnique à l’autre et comment telle ou telle situation a évolué dans le temps.
Il est donc difficile de comprendre l’ampleur de la discrimination à laquelle les victimes de l’esclavage peuvent se heurter et quelles formes cette discrimination peut prendre et de savoir si les mesures prises par les pouvoirs publics pour faciliter la réadaptation des intéressés ont les effets escomptés.
De plus, il faudrait recueillir des données ventilées aux fins de l’adoption de mesures positives visant à remédier aux inégalités, à la discrimination et à l’exclusion dont les communautés concernées peuvent pâtir.
Il existe peu de données fiables sur l’ampleur de l’esclavage en Mauritanie. Certains médias estiment que des centaines de milliers de Mauritaniens sont toujours asservis, tandis que d’autres acteurs affirment que le phénomène n’existe pas ou qu’il est extrêmement marginal.
Reconnaissance générale de l’existence de l’esclavage
Si l’existence de l’esclavage est de plus en plus reconnue par les hauts responsables mauritaniens, elle ne l’est pas encore à tous les niveaux : le Rapporteur spécial a entendu des
membres de l’administration centrale affirmer que l’esclavage n’existait pas du tout, ou du moins pas dans leurs domaines de compétence. Le Rapporteur spécial a été informé que certains responsables locaux, y compris des responsables de l’application des lois continuaient à nier l’existence de l’esclavage et refusaient d’accorder l’attention voulue aux signalements de cas d’esclavage et de pratiques assimilées en rejetant d’emblée les allégations ou en requalifiant les faits comme des infractions mineures. La loi no 2015-031, telle que renforcée par la circulaire conjointe no 104-2021, prévoit des sanctions pour les fonctionnaires qui ne prennent pas les mesures appropriées au sujet des allégations d’esclavage portées à leur attention, mais ces sanctions n’ont jamais été appliquées.
En outre, certains responsables locaux continueraient de faire preuve de discrimination à l’égard des victimes de l’esclavage en leur refusant l’accès aux services publics, notamment aux services d’enregistrement des faits d’état civil et à l’éducation et en n’enquêtant pas sur les allégations de discrimination ou d’autres infractions commises à leur égard.
Des membres de communautés négro-mauritaniennes issus de castes qui ont toujours été asservis ont indiqué que les responsables locaux n’intervenaient pas dans les affaires d’expropriation. Si la discrimination fondée sur la condition présumée d’esclave est illégale au regard de la loi no 2015-031, elle n’est pas officiellement passible de sanction et n’est pas non plus clairement définie.
Mariage forcé et mariage d’enfants
Bien que la loi no 2015-031 érige en infractions le mariage forcé et le mariage d’enfants, ces pratiques semblent persister dans certaines parties du pays.
Le Rapporteur spécial a été informé que des esclaves mineures seraient données en mariage contre travaux ou contraintes à des mariages arrangés par les esclavagistes alors que ce type de pratique est pourtant interdit par la loi no 2015-031.
Violence à l’égard des femmes et des filles
Les femmes esclaves sont traitées comme des objets. Alors qu’il n’est généralement pas accepté en Mauritanie que les femmes aient des enfants hors mariage, le Rapporteur spécial a été informé que les esclaves constituaient une exception et qu’il était courant qu’elles aient de nombreux enfants hors mariage, y compris des enfants issus de viols. Paradoxalement, cela est parfois vu par les esclavagistes et par la société en général comme un signe de disponibilité sexuelle, ce qui expose les esclaves ayant des enfants nés d’un viol à un risque accru de nouvelles agressions sexuelles. Certaines formes de violence à l’égard des femmes et des filles sont érigées en infractions par la législation anti esclavage, mais n’ont jamais donné lieu à des poursuites.
Droits de l’enfant
Certains esclaves ont déclaré avoir été forcés à travailler dès l’âge de 5 ans, pour les personnes qui les réduisaient en esclavage et pour d’autres familles. Certains ont dit aussi qu’on retenait des enfants en captivité, comme garantie, pour inciter leurs parents à travailler.
Certains enfants esclaves ont été définitivement séparés de leur famille parce que les esclavagistes les ont « offerts » à une autre famille en guise de cadeau ou donnés en mariage en guise de « paiement » contre travaux. Ces enfants sont traités comme des objets et soumis à des violences physiques, émotionnelles et sexuelles. Ils héritent du statut d’esclave par leur mère, ce qui les marginalise dès la naissance.
Le travail des enfants est un sérieux problème qui touche les enfants victimes de l’esclavage ainsi que d’autres enfants mauritaniens et migrants vulnérables. Les parents qui sont soumis à l’esclavage par ascendance ou souffrent de l’extrême pauvreté n’ont souvent pas d’autre solution viable que d’envoyer leurs enfants travailler. Néanmoins, le Rapporteur spécial a été invité à s’informer sur le programme Tekavoul, établi par Taazour, dans le cadre duquel les ménages dont les enfants risquent d’être soumis au travail forcé bénéficient de transferts en espèces. La plupart du temps, les enfants sont affectés aux tâches domestiques, à l’élevage et aux travaux agricoles et, en milieu urbain, à des travaux dans des garages, dans la construction et dans les commerces de proximité ainsi qu’au ramassage des ordures.
Certains enfants sont soumis à la mendicité forcée. Il s’agit en majorité de talibés, mais les enfants en situation de rue, les enfants handicapés et les enfants réfugiés seraient également touchés. La mendicité est une occupation à plein temps pour la plupart des enfants concernés, ce qui limite leur accès à l’éducation et les expose à la malnutrition, à des conditions de vie insalubres, à des blessures et à la violence. Si les talibés dorment dans leur école, les autres enfants contraints de mendier sont généralement sans abri.
Le Rapporteur spécial trouve encourageant que le Ministère de l’action sociale, de l’enfance et de la famille ait établi des programmes visant à faire bénéficier les parents d’enfants handicapés de transferts en espèces et à accorder à ces enfants des bourses d’études afin qu’ils ne dépendent plus de la mendicité.
Renforcement de l’application de la feuille de route et amélioration
des relations avec la société civile
Application pleine et entière de la feuille de route
Si la plupart des dispositions de la feuille de route ont été reprises dans la loi no 2015-031, d’autres doivent encore être mises en application. La feuille de route préconise l’adoption de mesures de discrimination positive en faveur des victimes de l’esclavage, notamment une réforme du droit foncier permettant à ces personnes d’accéder à la terre et à la propriété, une campagne d’action positive propre à favoriser leur embauche et des mesures d’aide à la création d’entreprise.
Certaines mesures de renforcement du pouvoir d’action économique recommandées dans la feuille de route − telles que la création d’une institution de haut niveau spécialement chargée de veiller à l’inclusion socioéconomique des victimes de l’esclavage et d’exécuter des projets de développement en faveur de ces personnes en particulier − relevaient en principe du mandat de Tadamoun, mais Taazour n’a pas mission pour traiter la question de l’esclavage. La feuille de route recommande également la création
de centres d’accueil et de cliniques juridiques pour les victimes, mais on ne sait pas au juste si cette recommandation a été appliquée.
Relations avec la société civile
S’il est encourageant de constater que la procédure d’enregistrement des organisations de la société civile a été simplifiée par la loi no 2021-004, bon nombre de ces organisations ont signalé que des restrictions arbitraires étaient appliquées et qu’il y avait des exigences excessives s’agissant des documents à fournir. De plus, la loi interdit à ces organisations de se livrer à des activités de nature politique, ce qui peut poser problème selon l’interprétation qui est faite de cette interdiction.
La Commission a intensifié son action de lutte contre l’esclavage et les pratiques assimilées en menant des campagnes de sensibilisation et en enquêtant sur les allégations d’esclavage. Néanmoins, certaines organisations de la société civile semblent ne pas lui faire confiance, estimant qu’elle n’est pas véritablement indépendante de l’État, qu’elle manque de transparence et qu’elle ne les associe pas à ses travaux. Certains ont fait observer, de surcroît, que les victimes de l’esclavage n’étaient pas représentées au sein de sa direction.