Auteur : crisis group
Site de publication : Crisis.group.org
Type de publication : Rapport
Date de publication : Décembre 2022
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Transition et répression
Après la mort du président Idriss Déby Itno lors de combats avec des rebelles en avril 2021, l’espoir était grand de voir le Tchad faire exception aux transitions tumultueuses que connait la région. Bien que le général Mahamat Déby, son fils, ait pris le pouvoir par des voies non constitutionnelles, sa première année à la tête du pays a été marquée par une ouverture de l’espace civique, après trois décennies de régime autoritaire. Le gouvernement de transition du fils Déby a engagé des négociations avec les groupes armés et les partis d’opposition, y compris avec ceux qui étaient les plus réticents à reconnaître sa légitimité. Plusieurs chefs rebelles et activistes politiques sont alors rentrés au Tchad après des années d’exil – notamment le blogueur Makaïla Nguebla et l’influenceur Abel Maïna, qui sont aujourd’hui conseillers auprès des autorités de transition.
La junte n’a cependant pas tenu les engagements qu’elle avait pris au début de la transition. Après plusieurs reports, les autorités ont finalement organisé un dialogue national le 20 août 2022, dont les conditions ont conduit les principaux acteurs civils et militaires à refuser de participer. Ce fut le cas notamment du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) – l’organisation responsable de la mort d’Idriss Déby –, qui a rejeté l’accord de paix signé début août entre le gouvernement et 40 groupes rebelles à Doha, capitale du Qatar.
Le paysage médiatique au Tchad
Les autorités tchadiennes ont toujours cherché à maintenir un contrôle strict sur les médias traditionnels. Le pays figure assez bas dans le classement de l’organisation non gouvernementale Reporters sans frontières en ce qui concerne la liberté de la presse. Bien que les médias privés comme la station de radio FM Liberté et le journal Abba Garde aient bénéficié d’une certaine marge de manœuvre, ils ont quand même été interdits à plusieurs reprises par les autorités depuis 2015. Les médias internationaux comme Radio France Internationale et France 24 occupent une place importante dans le pays et on ne leur impose généralement pas de restrictions.
L’arrivée d’Internet dans la vie des Tchadiens est relativement récente, mais son utilisation a progressé de façon exponentielle en quelques années. Jusqu’en 2015, le paysage médiatique était occupé principalement par la radio. La plupart des Tchadiens, y compris dans les zones urbaines, n’avaient pas accès à la télévision. Lorsque les téléphones portables disposant de données mobiles ont fait leur apparition au Tchad en 2009, leur taux de pénétration était très faible (0,05 pour cent de la population) et la connectivité concernait surtout les populations urbaines. Au cours des dernières années en revanche, le pays a enregistré une hausse de l’accès à Internet, de 3,5 en 2015 à 19 pour cent en 2022.
2015-2016 : du cyberactivisme aux interdictions gouvernementales
En 2015-2016, deux vidéos enregistrées à l’aide de téléphones portables et largement relayées sur Facebook ont mis en évidence la capacité des réseaux sociaux à susciter un activisme politique au Tchad. La première vidéo, publiée sur Facebook en mars 2015, prétendument par un policier, montrait de jeunes hommes subissant des tortures dans un commissariat de la capitale, N’Djamena. Cette vidéo est devenue virale, et la pression qui a ensuite été exercée sur la police a conduit à l’arrestation des coupables, puis à leur condamnation à six mois de prison.
La seconde vidéo, publiée en février 2016, concernait une adolescente de 16 ans dénommée Zouhoura, qui avait été violée à N’Djamena par sept jeunes hommes, dont certains sont des fils de généraux de l’armée tchadienne. Des Tchadiens, choqués par cette vidéo, ont lancé une campagne sur Facebook – largement soutenue par la diaspora vivant en France – qui s’est traduite par des manifestations à N’Djaména. Comme dans le premier cas, la mobilisation a poussé le gouvernement à arrêter les auteurs du viol.
Lorsque les tensions se sont intensifiées, avant les élections présidentielles d’avril 2016, de nombreux mouvements sociopolitiques ont réclamé des élections transparentes et la liberté d’expression, à la fois dans les rues et en ligne. Le gouvernement a réprimé les manifestations, arrêté plusieurs représentants de la société civile et coupé Internet pendant 235 jours.
Ces mesures ont effectivement ralenti les campagnes d’opposition, mais les jeunes opposants ont commencé à se connecter aux réseaux sociaux grâce à des réseaux privés virtuels et se sont mis à échanger des informations par SMS, ce qui leur a permis de documenter des cas de fraude électorale présumée.
2019-2021 : le point de basculement
La liberté d’expression et l’accès à Internet ont commencé à s’améliorer au Tchad à partir de 2019. Cette année-là, l’organisation non gouvernementale Internet sans frontières, spécialisée dans la défense des libertés sur Internet, a lancé une campagne en ligne intitulée #Maalla_Gatetou (ce qui, en arabe tchadien, signifie « Pourquoi débrancher ? »). Cette campagne a eu pour effet d’accroître la pression internationale sur le président Idriss Déby, afin qu’il lève les interdictions d’Internet qui étaient en vigueur à l’époque et qu’il allège les restrictions sur les réseaux sociaux.
Déby a assoupli les restrictions sur les discours en ligne, renforçant leur importance pour l’organisation et le débat politiques. Les partis d’opposition et la société civile ont fait usage de cette liberté fraîchement acquise dans la période qui a précédé les élections d’avril 2021, qui se sont néanmoins conclues par le maintien au pouvoir du président en exercice. Le parti d’opposition Les Transformateurs – dirigé par Succès Masra (39 ans) et dont la majorité des membres ont moins de 40 ans – a organisé un certain nombre de campagnes réussies sur les réseaux sociaux, sur des questions de gouvernance.
Les réseaux sociaux ont sans aucun doute stimulé l’engagement politique des Tchadiens, mais ils ont aussi facilité la mésinformation et la désinformation. Par exemple, en avril 2021, lorsque les rebelles du FACT ont affronté les forces gouvernementales dans le nord du pays avant de lancer une offensive sur N’Djamena, la désinformation et les fausses informations ont fait rage sur Facebook. Plusieurs publications laissaient entendre que les rebelles se rapprochaient de la capitale, alors qu’ils se trouvaient à des centaines de kilomètres de là. Certains utilisateurs diffusaient volontairement de fausses informations. Un influenceur a confié à Crisis Group qu’il utilisait des vidéos montrant prétendument l’offensive, en sachant pertinemment qu’elles avaient été filmées dans d’autres pays.
Le rôle des réseaux sociaux dans la transition
Alors que la transition tchadienne est à un tournant décisif, le rôle positif ou négatif qu’auront les réseaux sociaux dans ce processus reste encore à déterminer. Les réseaux sociaux aident les Tchadiens à se tenir informés des développements politiques tout en leur permettant d’échanger dans un espace relativement démocratique et d’interagir directement avec le gouvernement. Cela dit, les réseaux sociaux reflètent et amplifient les tensions sociopolitiques déjà exacerbées par la transition.
Les informations à même de provoquer de vives réactions circulent rapidement en ligne et pourraient déclencher des vagues de publications virulentes. Ce cercle vicieux pourrait déboucher sur des menaces directes, aggraver la polarisation ethnique et mener à des troubles civils si les réseaux sociaux sont utilisés sans discernement ou instrumentalisés.
Acteurs clés sur les réseaux sociaux
Une analyse menée début avril 2022 des pages Facebook de dix-huit influenceuses et influenceurs tchadiens montre qu’ils ont gagné 150 pour cent d’abonnés et 200 pour cent de mentions « j’aime » et de commentaires supplémentaires entre 2020 et 2022. Des représentants du gouvernement, des influenceuses et influenceurs et des utilisatrices et utilisateurs ordinaires participent à des débats ouverts au cours desquels des récits polarisés sont développés, promus et critiqués. L’influenceur notoire Croquemort a illustré cette dynamique lorsqu’il a publié sur Facebook : « Si vous ne reconnaissez pas que social media est un élément important pour la validation de ce dialogue [national], c’est que vous êtes handicapés (je ne dis pas mentaux ou physiques) ».
Gouvernement
Après la tendance amorcée en 2019 sous Idriss Déby – telle que décrite plus haut – les autorités de transition sont devenues très actives sur les réseaux sociaux. Plutôt que d’interdire l’utilisation de certaines plateformes, la junte a préféré insister sur leur pertinence dans le développement économique du pays.
Pendant la première phase de la transition – c’est-à-dire entre avril 2021 et la fin du dialogue national en octobre 2022 – le gouvernement a travaillé d’arrache-pied pour intégrer les réseaux sociaux dans sa stratégie de communication. Selon les termes d’un jeune utilisateur de réseaux sociaux interrogé par Crisis Group : « [Il] est entré dans la danse ».
Utilisatrices et utilisateurs
Le nombre d’utilisatrices et d’utilisateurs des réseaux sociaux n’a cessé d’augmenter depuis 2019 ; la plupart d’entre eux ont choisi de rejoindre Facebook. Le nombre de Tchadiens inscrits sur la plateforme est passé de 115 402 en 2019 à 529 100 en 2022. Certains Tchadiens affirment que Facebook a contribué à renforcer la liberté d’expression et la mobilisation des jeunes. D’autres considèrent que Facebook est surtout une plateforme sur laquelle ils peuvent exprimer leur colère et leurs frustrations.
Les Tchadiens utilisent généralement Facebook pour se plaindre des problèmes qu’ils vivent au quotidien tels que le chômage, la corruption et les coupures de courant.40 Les utilisatrices et utilisateurs de Facebook que Crisis Group a interrogés déclarent être généralement capables de reconnaître la désinformation la plus flagrante, mais ils ont plus de mal à détecter les partis pris politiques derrière les publications qu’ils lisent. Cela pourrait également alimenter des récits polarisés qui vont plus loin que les intentions de leurs auteurs d’origine lorsqu’ils sont repostés et commentés.