Auteur : Florence Chatot
Organisations affiliées : Groupe Urgence-Réhabilitation-Développement (URD)
Type de publication : Rapport de recherche
Date de publication : Mai 2020
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Introduction
L’objectif de l’étude est de permettre aux acteurs du projet de disposer d’une meilleure compréhension des déterminants sociaux qui influencent la persistance des pratiques de Mutilations Génitales Féminines dans le Mandoul. Il s’agit de mettre à jour les dynamiques sociales et les perceptions collectives qui favorisent la pratique, et de comprendre les clivages géographiques (urbain/rural), sociaux (âge, sexe, classe sociale), identitaires et ethniques qui entrent en jeu dans la persistance des MGF.
Les mutilations génitales féminines : état des lieux dans le monde et au Tchad
Les mutilations génitales féminines (MGF), communément appelées « excision » dans les pays francophones, désignent « toutes les interventions aboutissant à une ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme et/ou toute autre lésion des organes génitaux féminins pratiquée à des fins « non thérapeutiques » (OMS, 1997).
Au Tchad, la dernière Étude Démographique et de Santé (EDS 2014) révèle que plus d’une femme sur trois (38 %) déclare avoir été excisée.
L’OMS préconise de classifier les mutilations génitales féminines en quatre catégories principales définies en fonction du type d’acte pratiqué au moment de la mutilation : le type 1 qualifié de clitoridectomie ; le type 2 qualifié d’excision ; le type 3 qualifié d’infibulation et le type 4 qui regroupe les autres formes moins fréquentes de mutilation.
L’EDS 2014 révèle que plus de quatre femmes sur cinq (84 %) ont été excisées entre 5 et 14 ans. Pour un peu moins d’une femme sur dix (8 %), l’excision a été pratiquée alors qu’elles avaient moins de cinq ans. Dans seulement 3 % des cas, l’excision a été pratiquée à un âge tardif, alors qu’elles avaient 15 ans ou plus. Enfin, 5 % des femmes n’ont pas été en mesure de fournir un âge, ce qui signifie probablement qu’elles ont été excisées très jeunes.
Les provinces dont le taux de prévalence excède 50 % se trouvent dans les régions du sud-est. Dans les régions de Guéra, Mandoul, Ouaddaï, Salamat et Sila, la quasi-totalité des femmes ont été excisées (au moins 82 %).
Au Tchad, ce n’est pas l’appartenance à une religion qui détermine les risques d’être excisée. C’est certes parmi les femmes musulmanes que la proportion de femmes excisées est la plus élevée (50% contre 40% chez les catholiques et 15% chez les protestantes), mais certains groupes ethniques musulmans ne pratiquent pas l’excision.
Les mutilations génitales féminines au Tchad : regard historique
Si l’excision fait au Tchad l’objet de publications récentes, elle est toujours appréhendée par le prisme de sa dénonciation comme pratique traditionnelle néfaste.
Initiateur du mouvement de la Tchaditude, Tombalbaye s’est lancé dès le début des années 1970 dans une vaste campagne « d’authenticité africaine », inspirée du Mouvement Populaire de la Révolution du voisin Mobutu Sese Seko. L’authenticité nationale prônait le « retour aux sources » par la réhabilitation et la restauration des rites d’initiation.
À cette époque, au nom du respect des coutumes ancestrales et du « retour aux sources », le gouvernement, dirigé par François Tombalbaye, avait rendu l’initiation des hommes et des femmes obligatoire. Les hommes qui refusaient de pratiquer l’initiation, prioritairement les protestants, étaient condamnés à être enterrés vivants.
La judiciarisation des MGF et leur dénonciation comme entrave aux libertés humaines
C’est en 1958 que le Conseil économique et social des Nations Unis pose explicitement la question de l’excision comme un problème relevant de la communauté internationale et celle du préjudice que les MGF entraînent.
Dans la grande majorité des pays, l’adoption a été relativement récente, sauf pour la Guinée et la République centrafricaine où elle date des années 60. Au Tchad, la loi a été adoptée en 2002.
La nouvelle Constitution du Tchad, adoptée en 2017, mentionne expressément les MGF comme portant atteinte aux libertés et aux droits fondamentaux et les interdits.
Enfin l’article 9 de la loi n°006 du 15 avril 2002 portant sur la promotion de la santé reproductive prévoit que « Toute personne a le droit de n’être pas soumise à la torture et à des traitements cruels, inhumains ou dégradants sur son corps en général et sur ces organes de reproduction en particulier. Toutes les formes de violences telles que les mutations génitales féminines (MGF), les mariages précoces, les violences domestiques et les sévices sexuels sur la personne humaine sont interdites ».
L’une des interrogations partagées par l’ensemble des acteurs de la lutte contre les MGF concerne l’impact de la pénalisation sur l’incidence réelle de la pratique. Si la Loi 006 date de 2003, son application est récente. Il est donc difficile pour l’instant de mesurer de façon fiable l’influence de la pénalisation sur la baisse de l’incidence. Par ailleurs, nous avons vu qu’au Tchad, la pratique n’a pas réellement diminué entre 2004 et 2014.
La moindre visibilité des excisions et la baisse du nombre de référencement à l’hôpital ne permettent en aucun cas de conclure à une diminution de la pratique. Elles révèlent plutôt une clandestinisation accrue des excisions.
Les dynamiques sociales de l’excision
Le métier d’exciseuse peut se transmettre de génération en génération, mais il n’est pas réservé à un certain groupe social, comme c’est le cas pour les forgerons ou les bouchers par exemple. Certaines exciseuses Saras ont appris le métier par leur mère, d’autres au contact d’autres exciseuses, notamment d’exciseuses musulmanes. Il semble d’ailleurs que la transmission intergénérationnelle de la pratique soit bien plus répandue chez les musulmans que chez les autres groupes.
Dans certains pays d’Afrique, comme l’Égypte et le Soudan, les excisions peuvent être pratiquées par des personnels de santé. Ce phénomène est très rare au Tchad où seulement 0,9 % des femmes déclarent avoir été excisées par des professionnels de santé (médecin, infirmier, sage-femme). Cependant, si l’acte lui-même est pratiqué à 95 % par des exciseuses, la relation entre professionnels de santé et excision n’en est pas moins réelle. Une jeune femme racontait à ce propos que la plupart des camarades de son quartier avaient été excisées par un infirmier.
Normes, fonctions et représentations sociales liées à l’excision
La transformation identitaire que symbolise l’initiation ne se limite pas à sa dimension clanique, elle s’appuie également sur la construction d’une identité de genre. Le rituel de passage orchestre le clivage entre hommes et femmes et détermine les normes sociales et les rapports sociaux de sexes attendus et valorisés dans la société. De fait, se conforter à une norme, ici l’excision, est le meilleur rempart contre la sanction sociale.
Le cas de l’excision dans le Mandoul est en ce sens une porte d’entrée intéressante à l’analyse des normes sociales dominantes et des dynamiques de changement social. D’un côté, la pratique d’excision est considérée comme « normale » voire souhaitable car elle s’appuie sur la transmission et le partage de valeurs collectives concernant le rôle des femmes dans l’espace social et familial (fidélité, sagesse, subordination, etc.). D’un autre côté, les campagnes de lutte contre les MGF, de même que l’application de la Loi 006, commencent à avoir des répercussions sur les comportements et les croyances vis-à-vis de la pratique, et laissent entrevoir la possibilité d’un changement progressif illustré par la capacité de certaines femmes à accepter, puis à combattre la sanction sociale et les préjugés à l’encontre des non-excisées.
Conséquences sanitaires et sociales de l’excision
Dans le contexte sanitaire tchadien, les conséquences relatives à la pratique elle-même sont bien souvent aggravées par la défaillance du système de soins, d’où la difficulté à quantifier précisément la prévalence des différentes pathologies et leur cause.
D’autres conséquences sont fréquemment associées aux MGF, telles que les kystes, les abcès, les fistules et les obstructions vaginales, mais les études épidémiologiques récentes ne permettent pas de conclure à une relation statistiquement significative entre les MGF et ces pathologies. En revanche, les recherches sur les complications obstétricales montrent que les femmes excisées connaissent des risques obstétricaux plus importants que les autres en cas de césarienne, d’hémorragie post-partum, de détresse respiratoire des nourrissons et de mortalité néonatale (qui double pour les femmes excisées).
S’il est probablement exagéré d’imputer aux MGF tous les problèmes sexuels et conjugaux rencontrés par les femmes excisées, des études mettent en évidence le lien de celles-ci avec certaines dysfonctions sexuelles. Désir et satisfaction sexuels sont amoindris et les rapports sexuels douloureux sont significativement plus fréquents. Or, dans les perceptions collectives, le rapport entre plaisir et excision est relativement complexe et paradoxal. D’une part, la baisse du plaisir des femmes est perçue comme un effet voulu de l’excision, afin, nous l’avons vu, de prévenir l’infidélité.
Conclusion et recommandations
Le processus de transformation des normes sociales décrit plus haut est conditionné par le caractère relativement homogène de l’appartenance ethnique et confessionnelle des populations, ce qui, comme nous l’avons vu, n’est pas le cas dans le Mandoul. La diversité des justifications qui accompagnent l’excision peut comporter un obstacle à l’abandon de la pratique. L’ethnie arabe rattache l’excision à une prérogative religieuse, mais pratique la forme la moins invasive de l’excision. L’ethnie Sara conçoit l’excision comme un rite de passage qui marque l’appartenance à un groupe et à des valeurs communes, et pratique l’excision de type 2. Les protestants rejettent la pratique, les musulmans la revendiquent et les catholiques, restés longtemps silencieux, la condamnent maintenant avec plus ou moins de véhémence. À cette diversité doivent donc s’associer des approches variées tenant justement compte de l’hétérogénéité des pratiques et des légitimations de celles-ci.
De plus en plus de femmes se dressent ouvertement contre l’excision de leur fille, et refusent de soumettre celle-ci à une souffrance jugée inutile.
Les recommandations suivantes émanent en grande partie des informateurs rencontrés durant l’étude de terrain. Aucune « recette » nouvelle n’est avancée et c’est bien la juxtaposition de toutes ces recommandations qui doit être privilégiée.
- Impliquer les associations locales
- Travailler en collaboration avec la délégation de l’action sociale et ses représentants communautaires
- Sensibiliser et former les personnels de santé aux conséquences sanitaires et sociales des MGF
- Former les personnels des ONG Base et Care afin de déconstruire les idées reçues sur la coutume et la religion
- Travailler en collaboration avec les chefs coutumiers et religieux
- Engager des actions de sensibilisation dans les écoles
- Multiplier les campagnes de sensibilisation (cinéma mobile, théâtre, documentaire, radio)