Dans le cadre du débat sur les réseaux sociaux, WATHI est allé à la rencontre de la blogueuse et journaliste Jaly Badiane. Cette dernière est également spécialiste genre et protection de l’enfant et formatrice en médias sociaux. Très active sur les projets de Civic-Tech, elle a lancé en 2019 le projet « Sénégal Vote » et elle est initiatrice ou actrice incontournable de plusieurs initiatives sur les plateformes digitales comme la campagne « Orangez le Monde ».
Dans cet entretien, elle fait une analyse de l’état des inégalités de genre à la rencontre des réseaux sociaux, montre comment les impacts sont mesurés dans les campagnes menées sur les plateformes digitales et revient sur les défis à relever afin d’organiser des débats citoyens constructifs et responsables sur ces terrains qui sont particulièrement caractérisés par la liberté.
Réseaux sociaux et inégalités basées sur le genre
Je pense que c’est un couteau à double tranchant. Les réseaux sociaux ont permis de libérer la parole et de la démocratiser avec une nouvelle énergie mais aussi c’est à travers les réseaux sociaux que les femmes subissent le plus d’abus, de harcèlements, de chantage et de violence. Souvent, sur les réseaux sociaux, les propos tenus, les écrits et les images peuvent être d’une violence inouïe envers les femmes. Je ne peux pas affirmer que les réseaux sociaux ont creusé ou atténué ces inégalités. Je considère juste qu’ils servent de levier pour sensibiliser et éduquer afin que les réseaux sociaux ne soient pas une épée de Damoclès sur la tête des femmes et qu’ils creusent les fossés entre les hommes et les femmes.
Défendre une cause et communiquer avec justesse sur les réseaux sociaux
C’est un travail difficile surtout lorsque des questions comme l’avortement médicalisé sont abordées. Le public a tendance à s’arrêter au mot « avortement » qui est le mot clé. Toutefois, les réseaux nous ont permis d’en parler, de poser le débat, car à travers les médias classiques, il est difficile de poser le débat à la radio ou à la télévision. Dans la campagne « #OrangezleMonde », ce qui nous intéressait était d’abord de poser le débat dans l’espace public. Les réseaux sociaux nous ont permis de pouvoir aborder la question, de recueillir les avis des Sénégalais sur la question et surtout d’expliquer les soubassements de ce plaidoyer sur l’avortement médicalisé.
Seuls les réseaux sociaux nous ont permis d’avoir cette tribune. Il fallait, en outre, s’attendre à une riposte, car l’avortement est un sujet encore très tabou dans notre société. Aujourd’hui, nous avons réussi à poser le débat, à imprégner le public sénégalais sur la nécessité d’en parler. La ratification du protocole de Maputo et l’harmonisation de nos lois sont de plus en plus évoquées, mais avant d’en arriver là, il faut accepter d’abord d’en parler, d’en saisir les contours, de savoir ce qui est permis juridiquement, médicalement et de prendre en compte les dérives qui pourraient y advenir.
Dans la campagne « #OrangezleMonde », ce qui nous intéressait était d’abord de poser le débat dans l’espace public. Les réseaux sociaux nous ont permis de pouvoir aborder la question, de recueillir les avis des Sénégalais sur la question et surtout d’expliquer les soubassements de ce plaidoyer sur l’avortement médicalisé.
Souvent, les parents, les acteurs de la santé expriment la crainte selon laquelle cette loi pourrait conduire à l’adoption d’une loi sur la légalisation de l’avortement tout court. Les réseaux sociaux nous ont servi de tremplin et nous allons continuer à y travailler. La « campagne Orangez le monde » est surtout une occasion pour mettre au cœur de nos discussions toutes les violences basées sur le genre. C’est aussi un sujet tabou, car quand on évoque un cas de violence basée sur le genre, la question qui est souvent posée c’est : « qu’est-ce qu’elle faisait là-bas ? Comment était-elle habillée ? Pourquoi a-t-elle donné telle ou telle réponse ? »
Le but de ces campagnes est aussi de sensibiliser les personnes afin qu’elles comprennent que peu importe ce que la personne représente, on ne doit pas cautionner une violence. Cette campagne de quinze jours d’activisme a permis d’ancrer dans l’esprit des citoyens sénégalais, ces idées progressistes qui vont nous mener vers l’égalité de genre.
Mesurer un impact sur les réseaux sociaux
Au préalable, il importe de savoir que lorsqu’on lance un hashtag, c’est dans l’objectif de pouvoir l’étudier par la suite. Nous avons des plateformes qui permettent de mesurer l’impact d’un hashtag au niveau mondial, régional, voire national. Dans les campagnes où je suis impliquée, je tiens à ce qu’il y ait un hashtag pour mesurer la portée, connaitre le nombre de personnes touchées, le nombre de personnes ayant interagi, le nombre de commentaires obtenus. Souvent même cela va beaucoup plus loin, car dans le cadre du projet « Femmes, occupez les médias », on a pu étudier ce qui a été dit dans les commentaires, ce qui a le plus marché dans nos contenus.
Cette étude permet ensuite de mieux orienter les nouvelles campagnes après avoir bien fait le discernement entre les contenus qui ont touché les internautes et ceux qui sont moins efficaces. Cela nous permet de savoir les points sur lesquels nous avons pu susciter le débat. Est-ce que par exemple, avons-nous pu susciter le débat en ayant des partenariats avec de grands groupes ou en faisant des lives Facebook ?
Les hashtags nous servent à mesurer les impacts aussi bien du point de vue quantitatif que qualitatif. Il faut savoir aussi qu’à chaque fois que ces campagnes se terminent, il y a des sondages qui sont lancés pour recueillir les avis des internautes et leur compréhension des principes que nous avons eu à définir. Récemment même « Le Réseau Siggil Jigéen (RSJ) » a lancé un sondage par rapport à la compréhension du protocole de Maputo.
En effet, les questions liées au relèvement de l’âge du mariage chez les filles, les violences basées sur le genre sont des dispositions prises en compte par le protocole de Maputo ratifié par le Sénégal. Toutefois, ces causes seront mal défendues, si le niveau de connaissance de ces instruments par les populations n’est pas véritablement évalué. Au sein des programmes où je suis active, des outils de mesure sont prévus et mis en place afin de réaliser des rapports quantitatifs et qualitatifs de l’impact de nos différents plaidoyers.
Dans les campagnes où je suis impliquée, je tiens à ce qu’il y ait un hashtag pour mesurer la portée, connaitre le nombre de personnes touchées, le nombre de personnes ayant interagi, le nombre de commentaires obtenus. Souvent même cela va beaucoup plus loin, car dans le cadre du projet « Femmes, occupez les médias », on a pu étudier ce qui a été dit dans les commentaires, ce qui a le plus marché dans nos contenus
Les défis pour organiser un débat citoyen et responsable sur les réseaux sociaux
C’est une question qui revient souvent. Les réseaux sociaux et la liberté d’expression sont étroitement liés. Mais il y a une grande question qui est en train d’être posée autour de cela, celle de la régulation. Les réseaux sociaux constituent un terrain de liberté d’expression, où la régulation est nécessaire. Il faut de la régulation de la part de ceux qui posent certains débats notamment les activistes, les hommes politiques, les journalistes, mais il faut aussi que l’État vienne en appui. Les plateformes sur lesquelles ces débats se posent doivent à la base aider à faciliter ce travail.
Il est difficile de garantir le fait que toutes les interventions sur les sujets de discussion soient des contributions responsables, mais il est important que tout le monde puisse s’exprimer, même les opposants les plus extrêmes. Par exemple, en considérant le cas de l’avortement médicalisé, l’Église est contre de manière catégorique.
Par rapport à la religion musulmane, nous avons consulté différentes écoles, différentes obédiences qui ont pu nous faire comprendre que dans la religion musulmane, il est possible de faire un avortement avant les 120 jours, car dans le Coran, il a été dit que Dieu insuffle la vie à partir du cent-vingtième jour du fœtus. Il y a plusieurs arguments à considérer de manière responsable, et il faut donner à chacun la liberté de s’exprimer.
Toutefois, malgré le respect des avis des uns et des autres, la question de la régulation demeure une nécessité. Cette régulation, ce sera à l’État et aux plateformes sur lesquelles nous sommes connectés de le faire. De toutes les façons, lorsque des sujets aussi sensibles sont portés au débat, il ne manque pas qu’il y ait des dérives des deux côtés. Mais il faut oser aller à la rencontre de ces divergences et déconstruire les fausses informations.
Il est difficile de garantir le fait que toutes les interventions sur les sujets de discussion soient des contributions responsables, mais il est important que tout le monde puisse s’exprimer, même les opposants les plus extrêmes
Le Projet « Sénégal Vote » : enjeux et perspectives
Le projet « Sénégal Vote », un projet Civic-Tech, utilise la technologie, le numérique pour parler de citoyenneté, de bonne gouvernance, de gestion participative. Nous touchons aussi aux fonctions des trois pouvoirs à savoir l’exécutif, le législatif et le judiciaire. En 2019, le projet s’articulait autour d’une élection présidentielle qui est un rendez-vous majeur de notre calendrier démocratique.
Le projet est en train de connaitre sa seconde phase où nous y parlons d’élections locales et de gouvernance territoriale. Sur la première partie du projet, nous pouvons dire que les citoyens sénégalais connectés ont été réceptifs à toutes les informations que nous partagions sur la plateforme. Nous avons développé des outils pour permettre aux citoyens sénégalais d’avoir l’information électorale, de connaitre les étapes du processus, et surtout d’être interpellés sur leurs rôles.
Nous parlons de citoyenneté active, mais si les citoyens ne connaissent pas leurs rôles dans ce système, ils ne pourront pas participer ni contribuer. Cela a été bien compris, car notre objectif était de relever le taux de participation. Beaucoup de personnes ne participent pas, car elles jugent les procédures compliquées, ou elles sont mal informées et ne savent même pas quoi faire, surtout les primo-votants, c’est-à-dire les personnes qui viennent d’arriver sur le fichier électoral. Nous avons atteint nos objectifs et nous avons atteint un taux record de participation à une élection.
Nous avons également travaillé sur les mesures d’impact pour voir les contenus qui ont le plus marché. Par exemple, sur le comparateur de programme, nous avons eu plus d’un million de visites à travers le monde. C’était un outil qui a permis aux électeurs de voir l’offre programmatique des candidats. Ces résultats nous permettent aussi d’ajuster la nouvelle phase du projet.
Le projet est en train de connaitre sa seconde mutation où nous parlons de gouvernance participative et territoriale. C’est un défi à relever. Même si l’élection présidentielle est plus populaire, en tant que citoyen, l’élection locale devrait plus nous intéresser, car nous parlons de gouvernance locale directe, le citoyen choisit son représentant direct, notamment le maire de sa commune, le président du conseil départemental de son département, le président du conseil régional de sa région.
Nous avons développé des outils pour permettre aux citoyens sénégalais d’avoir l’information électorale, de connaitre les étapes du processus, et surtout d’être interpellés sur leurs rôles. Nous parlons de citoyenneté active, mais si les citoyens ne connaissent pas leurs rôles dans ce système, ils ne pourront pas participer ni contribuer. Cela a été bien compris, car notre objectif était de relever le taux de participation
Cette chaîne de gouvernance qui va du président au citoyen est coupée avec un raccourci au niveau local. Dans la gestion de nos cités, les citoyens ont le droit d’intervenir à la base. Depuis 2019, le projet est en pleine mutation et cela nous permet de mettre en ligne les plateformes régionales qui permettent aux citoyens de chaque région d’avoir leur plateforme à eux avec des outils développés et embarqués leur permettant de trouver des informations sur leur commune.
Nous avons par exemple mis en ligne la plateforme de Ziguinchor et tous les ressortissants de la région, où qu’ils soient, dans le Sénégal ou le monde, peuvent connaitre le nombre de communes, de départements et nous avons même désagrégé les données pour vérifier si la parité est respectée. Le citoyen aussi a accès au budget. On milite beaucoup sur la loi concernant l’accès à l’information, car ce projet nécessite beaucoup de données et c’est très compliqué d’y accéder, car nous n’avons pas cette loi d’accès à l’information qui nous permet d’interpeller directement un maire et de lui demander le budget de la mairie et où est ce que l’argent passe.
Le projet va plus loin en montrant comment le budget est présenté. Nous pourrons dire au citoyen de Ziguinchor que sa commune a un budget de tant de milliards, le montant alloué à chaque domaine, et lui montrer comment vérifier que les sommes allouées ont été affectées dans les secteurs prévus et comment il pourra intervenir pour exiger des maires la transparence. Ceci passe nécessairement par le fait d’informer toute la population.
Nous avons par exemple mis en ligne la plateforme de Ziguinchor et tous les ressortissants de la région, où qu’ils soient, dans le Sénégal ou le monde, peuvent connaitre le nombre de communes, de départements et nous avons même désagrégé les données pour vérifier si la parité est respectée.
Nous prévoyons de le faire dans toutes les régions du Sénégal. Nous prévoyons aussi une troisième phase du projet qui concernera les élections législatives pour avoir quelque chose de complet sur le processus électoral sénégalais et sur comment la participation citoyenne peut être cultivée à chaque échéance électorale mais aussi en dehors des échéances électorales parce que ces plateformes servent aussi de tremplin citoyen.
Il y a des boutons prévus pour permettre à un citoyen de Kolda de faire un « call to action » juste pour un investissement humain, pour un don de sang, etc. Il faut que la participation citoyenne soit appréhendée sous tous les angles. Il faut que le citoyen ne se limite pas à réclamer ses droits, mais qu’il puisse utiliser des plateformes numériques pour être utile à sa communauté.
Il faut signaler que c’est un projet en constante amélioration. On n’aurait jamais pensé qu’en lançant la plateforme, on aboutirait à de telles orientations. Vu que nous sommes dynamiques et que nous travaillons tous avec le numérique, l’amélioration est perpétuelle et quotidienne. Depuis le début du projet, il y a des choses que nous avons ajoutées, certaines que nous avons laissées en cours de route selon la faisabilité ou la disponibilité des moyens. Nous créons constamment des outils et nous collaborons avec des développeurs et différents acteurs pour améliorer les rendus.
Impacts des réseaux sociaux sur la vie professionnelle
Les réseaux sociaux ont changé radicalement ma vie professionnelle. Je suis journaliste de formation, normalement, je devais être dans une rédaction en train d’écrire des articles, de faire des reportages, d’être à la radio ou à la télévision. Mais l’orientation que ma carrière a adoptée actuellement est due en grande partie aux réseaux sociaux qui m’ont permis et me permettent toujours d’avoir une tribune libre.
Il faut que la participation citoyenne soit appréhendée sous tous les angles. Il faut que le citoyen ne se limite pas à réclamer ses droits, mais qu’il puisse utiliser des plateformes numériques pour être utile à sa communauté
Je suis une grande militante de la liberté d’expression sous toutes ses formes mais bien entendu dans le respect des valeurs éducatives, socioculturelles propres à ce pays. Grâce aux réseaux sociaux, je me suis soustraite à la rédaction classique qui m’imposait un rédacteur en chef, une ligne éditoriale bien définie, calquée, souvent teintée. Les réseaux sociaux m’ont permis de pouvoir lever ce chapeau, d’avoir un espace libre de discussion où je peux dire ce que j’ai envie de dire et d’aborder les questions qui me sont chères.
Les réseaux sociaux m’ont beaucoup appris dans la gestion de communautés, dans le plaidoyer et la communication. Par rapport aux médias classiques, communiquer sur les réseaux sociaux impose de nouvelles normes, un nouveau ciblage, car les publics sont différents. Les réseaux sociaux m’ont particulièrement impactée par rapport à la liberté d’expression qu’ils m’offrent pour m’exprimer sur des sujets qui me tiennent à cœur mais aussi en termes de montée en compétences.
Ces dernières années, tout ce que j’ai appris de manière pratique, je l’ai appris grâce aux réseaux sociaux. Cela m’a permis en tant qu’entrepreneure de pouvoir développer mes activités, créer mon entreprise, évoluer, avoir des contacts un peu partout à travers le monde.
Les réseaux sociaux ont changé radicalement ma vie professionnelle. Je suis journaliste de formation, normalement, je devais être dans une rédaction en train d’écrire des articles, de faire des reportages, d’être à la radio ou à la télévision
Je suis plus sur Facebook et Twitter. Sur Twitter je trouve ma cible de discussion. Sur cette plateforme, on trouve toutes les grandes organisations et les hommes politiques. C’est aussi le réseau social le plus fiable en termes d’informations. Dès qu’on m’annonce une information importante, je la vérifie sur Twitter.
Par exemple, récemment, lorsqu’on a annoncé le divorce de Bill et Melinda Gates, je suis allé directement sur leur compte Twitter pour voir s’ils avaient posté quelque chose. La plupart des informations y sont postées en premier. C’est aussi sur Twitter que je suis le plus suivie, car j’y compte 47 000 followers et c’est sur ce réseau que toutes les actions citoyennes prennent de l’ampleur.
J’utilise Facebook, car c’est le média social le plus utilisé au Sénégal. C’est là où se trouvent tous les Sénégalais de toutes les tranches d’âge et de toutes les catégories socioprofessionnelles. Cette pluralité d’utilisateurs donne un autre cachet au travail que je fais, car cela me permet de tâter le pouls sur comment les Sénégalais lambda appréhendent tel ou tel sujet.
Je suis sur LinkedIn en raison du volet très professionnel qui me permet de développer mon projet entrepreneurial qui tourne autour de la communication et de l’éducation. J’utilise aussi Instagram où se trouve une autre cible et cela me permet de connecter avec des personnes qui travaillent sur des sujets comme le tourisme, la mode, la beauté.
Source photo : La Presse.tn
Jaly Badiane est une blogueuse et journaliste. Elle est également spécialiste genre et protection de l’enfant et formatrice en médias sociaux. Elle a lancé en 2019 le projet « Sénégal Vote » et elle est initiatrice ou actrice incontournable de plusieurs initiatives sur les plateformes digitales comme la campagne « Orangez le Monde