Mamadou Diallo
« Afrique » – de quoi suis-je le nom ?
L’une des étymologies avancées conduit vers les Romains qui auraient emprunté le nom « Africa » au phénicien, langue des Carthaginois (Tunisie) dans laquelle le vocable désignait leur pays. En Afrique de l’Ouest, les idiomes du groupe mandé couvrent le plus grand nombre de pays, ils désignent invariablement l’Afrique par des mots proches de « Farafinna », soit « le pays des noirs ».
Cette référence à la couleur de la peau des habitants se trouve également dans l’expression générique arabe de « blad as-Soudan ». Elle évoque à son tour celle de l’« Afrique noire », qui cède progressivement du terrain face à l’« Afrique subsaharienne » – dont la lecture géographique « neutre » prend notamment acte de la présence de leucodermes au sud du Sahara et de mélanodermes au nord de celui-ci.
Ainsi, avant que l’éducation coloniale ne fasse son œuvre, nos ancêtres ignoraient tout de l’Afrique – en tant qu’ensemble continental doté d’une identité culturelle distincte. On pouvait se définir par son groupe culturel d’appartenance (également appelé « race » ou « ethnie » par certains professionnels des sciences humaines occidentaux), sa religion, son statut … mais (pour eux), l’Afrique était tout aussi lointaine que l’Europe – dont on identifiait parfois les « nations » avec lesquelles on « traitait ».
Après l’Indépendance, certains Etats ont conçu des programmes scolaires cherchant dans un passé glorieux le contrepoint à la parenthèse coloniale.
A titre d’exemple, au Fuuta Jaloo (Gambie, Guinée, Guinée Bissau, Mali, Sénégal, Sierra Leone), suite aux échanges avec les Portugais, les Peul ont désigné le « blanc » comme « porto » – tout en conservant le terme « Tuubaako » (équivalent de toubab) ainsi que le vocable « annasaara ». Tous deux issus de l’arabe, le second a une connotation religieuse voyant dans le « blanc » un « nazaréen ».
Ainsi, avant de s’interroger sur l’Afrique de l’Ouest et ses valeurs, force est de souligner à quel point le sujet est « récent » au vu de l’histoire de notre région. Cependant, les habitants de cet espace associent des « valeurs » à des identités culturelles et « lisent » la trajectoire de certaines formations politiques prestigieuses au travers du respect de principes cardinaux.
« Valeurs », identité/s et « excellence »
Prenons pour exemple deux ensembles politiques désignés par les occidentaux comme l’empire du Mali ainsi que celui de Sokoto. La charte politique du premier, conçue par Soundiata Keïta, aurait été précieusement transmise par les griots (jeli) depuis 1236 lors de la réunion de Kangaba (Mali). On y relève notamment la philosophie d’action suivante : « Pour gagner la bataille de la prospérité, il est institué le Kön¨gbèn Wölö (un mode de surveillance) pour lutter contre la paresse et l’oisiveté ».
Quant à Ousmane dan Fodio (1754-1817), fondateur de l’empire de Sokoto, il est l’auteur de plus d’une centaine d’œuvres (aux dimensions variables) en arabe et fulfulde (langue peul). Dans Nour al-albab (Lumière des cœurs), il souligne l’importance de l’instruction : « La plupart de nos lettrés [confinent] leurs épouses, leurs filles et leurs captifs dans les ténèbres de l’ignorance alors que journellement ils confèrent la science à des disciples ».
Sous nos yeux, un nouveau monde se crée, avec ses unités de valeur, sa grammaire et ses sujets. Ce sentiment d’accélération des mutations n’est pas propre au seul continent africain.
On voit par ses deux exemples comment la promotion de valeurs est au fondement de l’instauration d’un régime. Qu’il s’agisse de « développement » ou de « promotion des populations vulnérables », une vision est offerte, fondée sur un volontarisme et dotée de mécanismes de mise en œuvre.
Pour nombre de nos contemporains, l’empire du Mali et l’empire de Sokoto représentent des moments d’apogée de l’histoire de la région. Après l’Indépendance, certains Etats ont conçu des programmes scolaires cherchant dans un passé glorieux le contrepoint à la parenthèse coloniale.
A titre d’exemple, par souci d’émancipation, le vocable employé par les commerçants européens (Gold Coast) a été remplacé par le nom d’un prestigieux empire africain – « Ghana ».
Quelles valeurs pour nos sociétés à mutation accélérée ?
On identifie souvent les « valeurs (dites) africaines » comme un legs immuable. Or, c’est nier leur caractère historique. De fait, l’écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Ba comparait la tradition à un arbre dont il convenait d’élaguer certaines branches au fur et à mesure de sa croissance – tout en s’assurant de la solidité du tronc. Ainsi, si la croissance démographique et l’urbanisation rendent obsolètes certaines valeurs et pratiques, elles n’annihilent pas pour autant le bien fondé de certaines valeurs telles que le sens de l’effort et du partage.
Sous nos yeux, un nouveau monde se crée, avec ses unités de valeur, sa grammaire et ses sujets. Ce sentiment d’accélération des mutations n’est pas propre au seul continent africain. Le génie de l’Homme consiste à mettre les ressources de son intelligence au service de la société qu’il bâtit. Pour y parvenir, il doit mettre en cohérence sa société avec ses valeurs cardinales et les aspirations des individus qui la composent. C’est cette tâche exaltante et complexe qui s’offre à celui pour qui les « valeurs » de sa société sont objet de réflexion, d’action, de transmission et de création.
Certains imams et fidèles chagrins s’alarment des progrès du matérialisme parmi la jeunesse qui se détourne de certaines « valeurs sûres » (discrétion, patience, sens de l’épargne, union familiale).
Pour finir, j’illustrerai mon propos par l’évocation de certaines manifestations culturelles du fait religieux à Abidjan. Depuis les années 1980, l’islam jouit d’une plus grande visibilité dans la ville – qu’il s’agisse de la construction de mosquées monumentales (y compris dans les quartiers résidentiels) ou de l’organisation de manifestations internationales sur la finance ou la mode « islamique ». De nombreux enfants mettent à profit la tabaski (la fête de l’Aïd el Kébir) pour se rendre en nombre dans les galeries des centres commerciaux de la capitale économique ivoirienne.
Le mois de jeûne conclu par une prière suivie d’un prône s’achevant vers 10h, une fois les salutations familiales faites et le repas de fête consommé, un grand nombre d’enfants et adolescents prennent d’assaut les temples de la société de consommation. Alors que la « croissance inclusive » tarde à s’affirmer, « sapés comme jamais », ces jeunes disposant d’un faible pouvoir d’achat s’offrent une fête à la mesure de leurs valeurs – de réussite sociale, de reconnaissance par leurs pairs et d’élégance chatoyante.
Certains imams et fidèles chagrins s’alarment des progrès du matérialisme parmi la jeunesse qui se détourne de certaines « valeurs sûres » (discrétion, patience, sens de l’épargne, union familiale). Cependant, si les panneaux publicitaires invitent les consommateurs abidjanaisà consommer plus, la modestie (relative) de leur pouvoir d’achat et la nouveauté de la communication B2C (« business to consumer » désigne l’ensemble des relations qui unissent les entreprises et les consommateurs) de masse donnent à l’engouement créé par le ramadan un caractère relativement circonscrit.
Cependant, le spectacle offert par la fête de la tabaski rendrait probablement envieux les leaders d’opinion occidentaux qui se désolent de voir Noël se transformer en une triste fête de la consommation (notamment pour les individus isolés et appauvris). Avec l’urbanisation et la sophistication des circuits de production/distribution de biens et services, l’homme est charrié (même à son corps défendant) vers un monde où frugalité, partage de biens et moments à forte valeur symbolique deviennent l’exception plutôt que la règle.
Prenons en compte cette tendance au long cours afin de revisiter notre patrimoine de « valeurs ». Notre travail d’inventaire nous permettra d’identifier des ressources insoupçonnées de lucidité, de sens de l’observation, d’esprit d’entreprise et de responsabilité sociale dans le legs que nous ont confié les anciens. Charge à nous de se l’approprier, de l’enrichir et de le transmettre aux générations montantes des régions de notre (si beau) continent.
De nationalité guinéenne, Mamadou Diallo est historien et politologue. Il travaille dans le domaine des affaires publiques internationales et, après avoir opéré depuis Paris, Bruxelles et Genève, a ouvert un cabinet de conseil en affaires publiques à Abidjan. Chercheur indépendant, ses publications portent notamment sur les sciences politiques, l’islam et le patrimoine en Afrique de l’Ouest.
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Merci pour ce bel article. Je l’ai lu et c’est comme si je lisais l’ensemble de lettres écris dans mon cœur.