Kamina Diallo
L’année 2020 est marquée depuis plusieurs mois par une pandémie mondiale sans précédent causée par la COVID-19. Pour y faire face, les États ouest-africains ont déployé différentes stratégies, telles que le confinement (stricte ou non) des populations, la fermeture des frontières, la restriction des rassemblements et déplacements des populations à l’intérieur des États et l’instauration de couvre-feux.
En Afrique de l’Ouest, le nombre de personnes infectées (22 623 au moment où ces lignes sont écrites, le 15 mai 2020) et le nombre de décès (513) ne cessent d’augmenter quotidiennement. Au-delà des coûts ravageurs en termes de vies humaines, les coûts économiques de la crise sont au centre de l’attention de la plupart des dirigeants africains craignant une récession et une baisse significative de la croissance économique de leur pays. Cette crise est également révélatrice des fragilités des systèmes de santé publique, qui pâtissent depuis des décennies, dans les pays du Nord comme du Sud, d’un manque d’investissement financier, matériel, humain et scientifique croissant.
Les débats et les inquiétudes centrés autour des conséquences économiques de la crise, ont cependant contribué à passer sous silence un aspect tout aussi significatif de cette crise, à savoir, ses conséquences politiques, notamment son impact sur les calendriers électoraux
Fred Eboko, spécialiste des politiques publiques de santé en Afrique pointe ainsi des systèmes de santé « défaillants, ruinés et affaiblis par les politiques d’austérité des années 1980 et 1990 imposées par les institutions financières internationales ». Cependant, il souligne que l’expérience acquise par les pays africains au cours des décennies précédentes, pour faire face notamment aux épidémies de paludisme, de tuberculose, de VIH/SIDA et plus récemment, à la crise d’Ebola, ainsi que les partenariats qu’ils ont consolidés avec les acteurs publics et privés de la santé globale, peuvent leur permettre de gérer efficacement cette crise sanitaire.
Les débats et les inquiétudes centrés autour des conséquences économiques de la crise, ont cependant contribué à passer sous silence un aspect tout aussi significatif de cette crise, à savoir, ses conséquences politiques, notamment son impact sur les calendriers électoraux, eux aussi fortement affectés par l’épidémie. En effet, l’année 2020 s’annonçait comme une année importante pour une grande partie des pays africains, marquée par la tenue de plusieurs élections présidentielles, législatives et locales (voir tableau ci-après).
Pays (par ordre alphabétique) | Type d’élections | Date |
Bénin | Locales | Mai 2020 |
Burkina Faso | Présidentielle et législatives | Novembre 2020 |
Côte d’Ivoire | Présidentielle | Octobre 2020 |
Ghana | Présidentielle et législatives | Décembre 2020 |
Guinée | Législatives et référendum constitutionnel | Mars 2020 |
Présidentielle | Octobre 2020 | |
Côte d’Ivoire | Présidentielle | Octobre 2020 |
Mali | Législatives | Avril 2020 |
Niger | Locales | Novembre 2020 |
Présidentielle et législatives | Décembre 2020 | |
Senegal | Locales | Fin 2020 |
Togo | Présidentielle | Février 2020 |
Source : 2020 African election calendar du Electoral Institute for Sustainable Democracy in Africa mis à jour par l’auteure
Le maintien ou non des élections dans le contexte de crise sanitaire actuelle devient alors une question centrale, comme ce fut le cas par exemple en RDC dans le contexte de l’épidémie d’Ébola qui a conduit en décembre 2018 à l’annulation du scrutin dans certaines villes du pays, au grand dam de l’opposition. Depuis plusieurs semaines, cette question électorale en temps de pandémie a fait l’objet de vives polémiques et tensions à travers le monde, notamment en France où le maintien des élections municipales en plein pic épidémique a donné lieu à d’importantes critiques.
La question du maintien ou du report des élections divise la classe politique et la société civile en Afrique de l’Ouest
En Afrique, certains pays ont d’ores et déjà annoncé le report des élections en indexant la crise sanitaire comme l’Éthiopie, ou le report de certaines phases du processus électoral, telles que le recensement électoral en Côte d’Ivoire, qui a cependant décidé de maintenir le scrutin présidentiel prévu en octobre 2020. D’autres États laissent planer le doute, tandis que certains ont décidé de maintenir le scrutin électoral coute que coute comme en République de Guinée ou au Mali. Quelles ont été les stratégies adoptées par les dirigeants ouest-africains et quelles motivations ont sous-tendu leurs choix?
La question du maintien ou du report des élections divise la classe politique et la société civile en Afrique de l’Ouest. Certains pays, comme le Togo, dont les élections ont eu lieu pendant la première partie de l’année 2020 avant même la détection des premiers cas sur le continent, ont pu organiser leur scrutin sans tenir compte de la crise sanitaire en cours.
En Guinée et au Mali, les premiers cas avaient déjà été détectés au moment du scrutin, en mars et en avril dernier respectivement, encourageant ainsi les chefs d’État à prendre en compte la question sanitaire dans le choix du maintien ou non des élections. Se basant sur un nombre de cas détectés faibles au moment du scrutin et la mise en place de mesures barrières (couvre-feu, restriction des déplacements entre les régions, interdiction de rassemblements) qu’ils ont considérées suffisantes, les dirigeants de ces pays ont mis en avant plusieurs arguments (d’ordres juridiques, logistiques et politiques) pour justifier le maintien des élections dans leur pays malgré la situation sanitaire.
Ils ont notamment affirmé que repousser les scrutins contribuerait à faire perdurer les tensions politiques et nuirait au bon fonctionnement démocratique de l’État, pourtant déjà souvent mis à mal par d’autres facteurs tels que la corruption, l’insécurité ou les dérives autoritaires. Par ailleurs, ils ont affirmé que la situation sécuritaire menaçant déjà leurs institutions (manifestations de l’opposition et de la société civile en Guinée réprimée violemment par les Forces de défense et de sécurité et conflit et menace djihadiste au Mali), ils ne voulaient pas dans ce contexte repousser à nouveau les élections.
Son président, Alpha Condé s’est cependant obstiné à maintenir le double scrutin controversé, législatif et référendaire
La Guinée est un bon exemple des dilemmes : le pays est en proie à de fortes tensions sociales et politiques ayant entrainé des violences sur tout le territoire et des dizaines de morts depuis plusieurs mois. Son président, Alpha Condé s’est cependant obstiné à maintenir le double scrutin controversé, législatif et référendaire. Ce dernier portait sur une révision de la Constitution, qui devrait lui permettre de briguer un mandat supplémentaire (malgré la limitation à deux mandats actuellement en vigueur) pour l’élections présidentielle programmée au mois d’octobre 2020, grâce à une «remise à zéro des compteurs».
Initialement prévu le 28 décembre 2019, le double scrutin avait été reporté à plusieurs reprises pour permettre un assainissement du fichier électoral à travers la suppression des doublons, des personnes décédées notamment. L’objectif était aussi de répondre aux doutes soulevés par l’Organisation Internationale de la Francophonie, l’Union africaine (UA) et la CEDEAO sur la présence de près de deux millions et demi d’électeurs «douteux» (électeurs sans aucune pièce justificative d’après un rapport de la CEDEAO adressé à la Commission électorale nationale indépendante (CENI) sur les listes électorales, les ayant conduits à se retirer du processus.
La pandémie de COVID-19 a entrainé le report sine die de la mission de médiation conduite par la CEDEAO qui devait permettre aux différentes parties prenantes de renouer le dialogue afin d’aller vers des élections inclusives et pacifiées. Le 22 mars 2020, le scrutin s’est finalement tenu malgré la persistance de fortes tensions politiques et sociales. La révision constitutionnelle a obtenu un score décrit comme « soviétique » de 91,59 % de votes favorables avec un taux de participation de 61,18 % d’après la CENI.
La pandémie de COVID-19 a entrainé le report sine die de la mission de médiation conduite par la CEDEAO qui devait permettre aux différentes parties prenantes de renouer le dialogue afin d’aller vers des élections inclusives et pacifiées
De nombreux bureaux de vote ont été saccagés, des affrontements entre des manifestants de l’opposition et de la société civile regroupés au sein du Front national pour la Défense de la Constitution (FNDC) et les forces de l’ordre ont causé la mort de dizaines de manifestants dans les jours qui ont suivi le scrutin et l’annonce des résultats (auxquelles il convient d’ajouter les dizaines de morts causées au cours des manifestations précédentes).
De leur côté, des membres de l’opposition, dont une partie avait décidé de boycotter les élections dès le début de l’année 2020 affirmant à plusieurs reprises que les conditions pour la tenue d’élections transparentes n’étaient pas tenues, ont qualifié la décision de maintenir le scrutin « d’irresponsable et de criminelle ». La crise apparait ainsi comme une aubaine pour Alpha Condé.
Fort de la pandémie focalisant et limitant l’attention et les moyens de la communauté internationale, d’une part. D’autre part, des restrictions sanitaires appuyées par des forces de l’ordre répressives entravant la mobilisation de la société civile pour la défense des droits démocratiques de la population, Alpha Condé semble avoir la voie libre pour se représenter à l’élection présidentielle prévue en octobre 2020.
Pourrait-il alors s’appuyer sur le même argumentaire que celui utilisé pour justifier le maintien du scrutin de mars dernier? La société civile et la population dans son ensemble continueront-elles de se mobiliser malgré la menace sanitaire et la répression organisée par le pouvoir? Quel rôle peut jouer la communauté internationale dans ce contexte? Quels remparts permettront au peuple guinéen de connaitre sa première transition démocratique? Autant de questions qui restent pour le moment sans réponses.
Au Mali, Ibrahim Boubacar Keïta, a lui aussi décidé de maintenir les élections législatives malgré une situation sécuritaire désastreuse depuis plusieurs années. Son attachement au calendrier électoral, dit-il, est nécessaire pour renforcer la légitimité du Parlement dans un contexte de dialogue national, et se veut un message fort qui vise à «affirmer la permanence des institutions face aux attaques djihadistes».
Le pays est en effet rongé par l’insécurité au nord, toujours sous le contrôle de groupes djihadistes et rebelles et des tensions intercommunautaires au centre du pays. Dans ces zones, lors du second tour du scrutin législatif le 19 avril dernier, les habitants de plusieurs villes ont subi des intimidations ou ont été empêchés de voter, du matériel électoral a été saccagé, un président de bureau de vote a été enlevé. Par ailleurs, même le kidnapping de Soumaïla Cissé, chef de l’opposition, et de plusieurs membres de sa délégation par des hommes armés pendant la campagne, n’aura pas suffi à empêcher le maintien des élections. Le président malien a ainsi affirmé «qu’en démocratie, rien ne vaut la pleine légalité constitutionnelle ainsi que le jeu normal des institutions».
Le pays est en effet rongé par l’insécurité au nord, toujours sous le contrôle de groupes djihadistes et rebelles et des tensions intercommunautaires au centre du pays
Il a aussi mis en avant l’accord de toutes les parties suite à un dialogue inclusif pour maintenir le scrutin qui avait déjà été, lui aussi, reporté à plusieurs reprises. Malgré un taux de participation assez faible de 35,25 % d’après la Cour constitutionnelle, c’est le parti au pouvoir qui est arrivé en tête sans majorité, obtenant 51 des 147 sièges de députés. Il doit donc composer avec ses alliés arrivés en deuxième position. Ici aussi, le maintien des élections dans un double contexte d’insécurité (sanitaire et djihadisme) questionne sur les intentions et les objectifs du pouvoir en place.
Quelles légitimité et crédibilité espérer d’un scrutin où la vie des populations est si menacée? D’un autre côté, reporter les élections sous couvert de la menace sanitaire et djihadiste n’est-ce pas faire vœu de faiblesse et encourager les exactions commises à l’encontre des populations? Le maintien d’élections dans un tel contexte de crise (sanitaire et sécuritaire) permet-il d’apaiser les tensions politiques, sociales et sécuritaires ou les nourrit-il?
D’autres pays ont quant à eux opté pour le report de différentes étapes du calendrier électoral sans pour autant annoncer le report du scrutin lui-même. C’est le cas de la Côte d’Ivoire, qui a décalé le recensement électoral, étape clé du processus électoral, mais pas celui de l’élection présidentielle maintenue pour le 31 octobre 2020, pour le moment. C’est également le cas au Niger, où la CENI a annoncé la « suspension des opérations d’enrôlement biométrique en cours dans la région de Niamey en raison des mesures prises par le gouvernement du Niger, dans le cadre de la lutte contre la COVID-19 » sans précision sur le maintien ou non de l’élection présidentielle prévue en décembre 2020.
D’autres pays ont quant à eux opté pour le report de différentes étapes du calendrier électoral sans pour autant annoncer le report du scrutin lui-même. C’est le cas de la Côte d’Ivoire, qui a décalé le recensement électoral, étape clé du processus électoral, mais pas celui de l’élection présidentielle maintenue pour le 31 octobre 2020, pour le moment
Au Burkina Faso, lui aussi en proie à une insécurité grandissante depuis plusieurs années, le président Roch Marc Christian Kaboré a entamé depuis plusieurs semaines des discussions avec la classe politique réunissant la majorité présidentielle et l’opposition. L’objectif de ces consultations est d’obtenir un consensus sur le calendrier de l’élection présidentielle et celles législatives, prévues en novembre 2020 et exposer les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre la propagation du virus.
À l’heure actuelle, toutes les parties semblent s’accorder sur le maintien des élections à la date prévue afin notamment d’éviter un vide constitutionnel ou la vacance du pouvoir. Mais des questions demeurent sans réponse, notamment celles liées à l’enrôlement d’une partie de la population dont les cartes d’identité arrivent à expiration, l’enregistrement des nouveaux citoyens ayant atteint l’âge de la majorité ou la situation des 800 000 déplacés internes ayant fui les djihadistes au nord du pays, à qui il faut assurer l’accès au vote tout en garantissant de bonnes conditions sanitaires et de sécurité contre la menace terroriste.
Le maintien des élections en pleine crise sanitaire, accaparant l’attention internationale et limitant un certain nombre de libertés fondamentales du fait des mesures mises en place pour lutter contre le virus, telles que les mobilisations de la société civile apparait aussi comme une aubaine politique pour des dirigeants au pouvoir fragilisé et contesté depuis plusieurs mois voire plusieurs années.
A qui profite la crise ? Le nouveau Coronavirus est-il en train de devenir une maladie politique comme Ébola en RDC ? Ces questions sont centrales dans le contexte sanitaire actuel, mais aussi dans un contexte plus global d’insécurité causé par les conflits, la menace djihadiste et les dérives autoritaires de certains chefs d’État ouest-africain. Ainsi, le «vigilantisme sanitaire», est une opportunité pour un certain nombre d’autocrates (en devenir), leur permettant de se maintenir au pouvoir envers et contre tous, en rétrécissant les libertés fondamentales de leurs populations.
Le nouveau Coronavirus est-il en train de devenir une maladie politique comme Ebola en RDC ? Ces questions sont centrales dans le contexte sanitaire actuel, mais aussi dans un contexte plus global d’insécurité causé par les conflits, la menace djihadiste et les dérives autoritaires de certains chefs d’État ouest-africain
Le coût de la réponse sanitaire souvent centré sur les questions économiques doit aussi amener à des réflexions et des actions de fond dans le domaine politique pour la survie des démocraties et des libertés fondamentales des populations. Il est aussi primordial dans ce contexte de pandémie de ne pas oublier tous les maux et menaces auxquels font face les États ouest-africains (corruption, dérives autocratiques, conflits armés, djihadisme, pauvreté…).
La lutte contre l’instrumentalisation de la crise par les pouvoirs en place, mais aussi les oppositions sera donc essentielle pour garantir le respect des droits et libertés de tous. La vigilance est donc de mise dans tous les secteurs, mais aujourd’hui plus qu’hier c’est sur la vigilance démocratique qu’il faut s’appuyer.
Source photo : Deutsche Welle
Kamina Diallo est doctorante en Science politique à Sciences Po Paris. Diplômée du master International Public Management de Sciences Po depuis 2015, elle a été consultante chez Deloitte pour le secteur public en Afrique avant de rejoindre une équipe de recherche transnationale basée à Dakar travaillant sur la « bureaucratisation des sociétés africaines ». Kamina Diallo enseigne la politique comparée à Sciences Po Paris et donne des cours à l’Institut supérieur de management de Dakar depuis 2018.