Auteur : Rahmane IDRISSA
Type de Publication : Étude
Date de publication : Février 2019
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Pris ensemble, les territoires du Mali, du Niger et du Burkina recouvrent trois zones écologiques dans un axe nord-sud : le Sahara (désert), le Sahel (steppe semi-aride) et le Soudan (savane arborée). Le Mali s’étend sur les trois zones, le Niger principalement sur le Sahara et le Sahel, et le Burkina, uniquement sur le Sahel et le Soudan. Le Sahel-Sahara est surtout agropastoral et le Sahel-Soudan, surtout agricole.
Ces milieux géographiques et les occupations qu’ils permettent ou favorisent ont des implications politiques et économiques cruciales. Dans ce contexte, l’économie n’a pas été transformée par l’industrialisation ou un secteur capitaliste productif. La subsistance de la plus grande partie de la population dépend presque entièrement de processus naturels et de ressources écologiques qui varient suivant ces milieux géographiques et des conditions environnementales changeantes.
Le travail et la production à grande échelle sont organisés principalement par des communautés spécialisées dans certaines activités et non – comme dans les économies capitalistes développées – par des firmes et des grandes entreprises. Ces activités comprennent la pêche (Somono, Bozo, Sorko), l’élevage (plusieurs sous- groupes peuls et touaregs) et l’agriculture (toutes les communautés dites sédentaires, y compris les Peuls et Touaregs sédentarisés).
En l’absence d’un secteur capitaliste transformateur, l’État et l’aide internationale essaient de « moderniser » des segments de ces économies traditionnelles en vue de les intégrer dans des chaînes de valeur qui amélioreraient la balance commerciale des nations et généreraient du revenu pour les communautés. Mais à ce jour, ces divers secteurs d’économie traditionnelle ne sont pour la plupart intégrés ni à des chaînes de valeur externes, ni entre eux. De ce fait, l’économie traditionnelle reste un site de privations chroniques et de concurrence intense autour des ressources naturelles.
Il résulte de cet état de fait des problèmes relatifs à l’accès aux ressources écologiques, à l’ajustement aux processus naturels, et à la rivalité entre communautés, soit parce qu’elles sont engagées dans la même activité et peuvent se battre autour d’une même concentration de ressources, soit parce qu’elles ont des activités différentes (par exemple, l’agriculture contre l’élevage) qui peuvent s’entraver l’une l’autre.
Ces questions doivent être gérées au niveau politique afin de limiter les risques d’affrontement violent, mais elles ont en fait été souvent politisées, en particulier à l’ère de la démocratie représentative qui a commencé au début des années 1990 pour tous les trois pays de la Zone de Conflit. La politisation mine les efforts de mise en place de structures de gouvernement efficaces (stables, autonomes, fiables, et dotées de ressources), capables de prévenir les confrontations ou de réparer des relations ayant tourné au vinaigre. Il convient de noter que, en particulier dans la période récente, de tels efforts ont été, au reste, plutôt modestes. Le secteur sécuritaire dans les zones rurales offre à cet égard un exemple mis en épingle dans cette étude.
La subsistance de la plus grande partie de la population dépend presque entièrement de processus naturels et de ressources écologiques qui varient suivant ces milieux géographiques et des conditions environnementales changeantes
D’un autre côté, en dépit de sa stagnation en termes de croissance et de redistribution, l’économie traditionnelle est aussi un lieu de changement. Les descriptions ci-dessus indiquent que parmi les trois facteurs de l’économie, à savoir la terre, le capital et le travail, le premier (la terre) est le plus important en ce qui concerne le changement. Par « terre », il convient de comprendre ici non seulement les champs et pâturages, mais aussi les conditions écologiques générales qui déterminent leur usage et leur disponibilité.
Dans le Sahel-Sahara, ces conditions écologiques ont évolué de façon considérable au cours des dernières décennies, et les problèmes liés au foncier ainsi qu’au partage et à l’exploitation des ressources sont significativement plus aigus que dans les régions soudanaises du sud. Les conséquences sociales en termes de travail et de capital comprennent le manqué d’emploi, l’inégalité et leurs implications (paupérisation, émigration, crimes violents, d’un côté, transfert et concentration du capital au sein de petits groupes sociaux de l’autre).
La configuration générale est faite d’alliances, d’intérêts partagés et d’hostilité. En général, les forces occidentales et étatiques sont alliées, ainsi que les salafistes nord africains et locaux. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’une alliance entre égaux mais bien d’une forme de dépendance ou de clientélisme. Les groupes armés communautaires sont relativement autonomes et, dans tous les cas, ont des intérêts distincts. Mais ils sont généralement soutenus par des acteurs disposant de plus de moyens, suivant la communauté concernée.
Certains groupes ont le soutien de la France, d’autres celui des acteurs étatiques, et d’autres encore – du fait d’intérêts partagés – des militants salafistes. Dans la confusion créée par les conflits, les réseaux criminels (drogue et contrebande) essaient de maintenir et d’étendre leurs opérations, tandis que la facilité à se procurer des armes se révèle favorable au banditisme dans une zone où les coupeurs de route ont longtemps été actifs (cela est vrai en particulier de l’est du Burkina).
L’hostilité armée existe principalement entre les Français et les salafistes, ainsi qu’entre certains groupes communautaires armés, en particulier Peuls et Touaregs, Peuls et Dogons, et Peuls et Mossi. Mais l’hostilité armée existe aussi au sein des sociétés complexes connues sous les noms génériques de Peuls et de Touaregs.
Dans la confusion créée par les conflits, les réseaux criminels (drogue et contrebande) essaient de maintenir et d’étendre leurs opérations, tandis que la facilité à se procurer des armes se révèle favorable au banditisme dans une zone où les coupeurs de route ont longtemps été actifs (cela est vrai en particulier de l’est du Burkina)
À travers cette configuration générale, on constate l’importance de parler de conflits au pluriel. Il y a, en effet, au moins trois guerres de relative basse intensité dans la Zone de Conflit : une guerre franco-salafiste, une guerre intercommunautaire opposant les Peuls à certaines communautés, et une guerre intra-communautaire parmi les Peuls d’un côté, et les Touaregs de l’autre. Chacun de ces divers conflits a sa propre histoire et ses dynamiques particulières, et ils se développent de façon plutôt indépendante les uns des autres, même si les acteurs internationaux – en particulier les Français et les salafistes nord-africains – s’efforcent de les organiser en une grande confrontation entre ceux qui se rangent derrière « l’Occident » et ceux qui suivent « le Califat ».
Depuis la « Rectification » du début des années 1990 – un ensemble de réformes politiques et économiques qui ont mis fin à la révolution sankariste des années 1980 et ouvert l’économie aux intérêts privés, souvent ceux proches de ou liés aux gouvernants – l’État burkinabè avait, pour l’essentiel, été mis au service du régime de Blaise Compaoré. Le Burkina adopta une constitution conçue pour garantir la mainmise de Compaoré sur le pouvoir et la domination d’un appareil partisan qui pouvait affermir son emprise grâce à un usage irréfrénable des avantages du pouvoir.
Pour l’essentiel, un « système » fut mis en place pour contrôler les principaux leviers de l’appareil d’État, y compris en particulier l’armée et la justice, en vue de protéger le régime des coups d’État militaire ou des menées de l’opposition civile. Au cours de ses 27 ans d’existence, ce système de contrôle élabora graduellement des compétences utiles pour étouffer l’opposition intérieure et exploiter les crises dans la sous-région. En particulier, il tira profit des guerres civiles du Libéria et de la Côte d’Ivoire vers la fin des années 1990 et le début des années 2000.
Vers le milieu des années 2000, le régime établit des liens avec les réseaux de narcotrafiquants (principalement des Arabes maliens) et de salafistes nord africains qui opéraient dans le Sahel-Sahara malien afin de se positionner dans l’économie de l’ombre du Sahara. Il en tira un double bénéfice consistant à assurer des rentes (illicites) au leadership, et à lui conférer un certain poids politique dans le Sahel-Sahara, dans un contexte où s’entremêlaient les intérêts stratégiques liés d’une part à la rivalité entre l’Algérie et la Libye, et d’autre part aux activités des militants salafistes contre leur ennemi occidental auto-désigné (principalement des enlèvements).
La Rectification et ses effets de long terme ont aussi entraîné l’abandon du projet de développement national. L’une des conséquences fut la restructuration de l’appareil d’État à travers la suppression de ses organisations « développementales » qui avaient été particulièrement ambitieuses au cours du moment révolutionnaire du pays. L’État réformé n’avait plus besoin des compétences nécessaires à la mobilisation de la population pour le « développement », y compris le changement social que cela impliquerait.
Sous le sankarisme qui, pour l’essentiel, était un développementalisme révolutionnaire, les élites (commerçants, autorités traditionnelles et religieuses) avaient été les perdants du processus politique, et les forces du « peuple » (couches inférieures des sociétés communautaires, jeunes, femmes) avaient été vigoureusement promues. La Rectification inversa cet état de choses. Les commerçants devinrent un pilier du régime et les chefs et notables traditionnels furent intégrés au système informel de contrôle.
Sous le sankarisme, l’État a essayé de développer l’économie traditionnelle dans les zones rurales en adoptant une législation de réorganisation agricole et foncière ambitieuse et visionnaire. Une ordonnance proclama qu’au Burkina, la terre était propriété de l’État et que l’exploitation par des personnes et entités privées relevait de l’usufruit. En soulignant que 90% de la population était active dans l’agriculture, alors que le pays subissait néanmoins des disettes et famines récurrentes, la loi attribua ce résultat au fait que la terre était contrôlée par les forces « bourgeoises et féodales » (le capital privé et les autorités traditionnelles) et affirma que « l’utilisation rationnelle » de la terre mènerait à « la productivité et à la justice sociale ».
La loi postula que l’allocation rationnelle des terres à l’agriculture et à l’élevage se ferait sur la base d’une participation des « masses rurales » organisées en « structures démocratiques pour l’occupation et l’exploitation rationnelle de l’espace rural ».
Ceci n’était évidemment pas qu’une loi, mais bien un projet de société requérant les actions d’un État organisateur capable de mettre en œuvre des mesures d’accompagnement. Ainsi, par exemple, l’État sankariste interdit l’importation de fruits et légumes de la Côte d’Ivoire en vue de stimuler le développement d’un marché intérieur pour les producteurs de fruits et légumes des régions du sud-est du pays, qui étaient appauvries et difficiles d’accès. Une chaîne de distribution nationale fut mise en place afin de livrer les produits à des comités locaux, si bien que les travailleurs pouvaient s’approvisionner au niveau de leur lieu de travail.
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), ces politiques ont marché. En 1984-88 (l’époque de la révolution), l’organisation constate que le Burkina s’est ajusté « sans assistance extérieure ». L’État parvint à rétablir la discipline financière et à réduire le déficit budgétaire tout en stimulant les secteurs productifs de l’économie, en particulier l’agriculture, et en améliorant les services sociaux et l’éducation. Pendant la période 1984-1988, les résultats d’ensemble ont été plutôt satisfaisants : les taux de croissance du PIB ont été bons et les taux d’inflation faibles et surtout la production agricole a beaucoup augmenté ».
Tel était le cas à cause de la « priorité absolue » accordée au développement rural. Le Programme Populaire de Développement, la politique publique générale de la révolution sankariste, consacra 44% de tous les investissements publics à l’économie rurale, y compris en termes de la mise en valeur des eaux et du creusement d’un grand nombre de bassins de rétention à travers le territoire. Les équipements productifs mis en place par l’État avant la révolution furent souvent concédés aux producteurs organisés en « collectifs démocratiques ». La croissance des secteurs ruraux se traduisit en effets directs de bien-être pour la population, et les disponibilités énergétiques par habitant passèrent d’une moyenne de 1600-1700 calories en 1975-84 à 2100- 2200 calories en 1985-92.
Cette colonisation de la terre par l’agriculture remet en question le principe des communs qui rend le pastoralisme avantageux ou, simplement, possible
Mais à peine quelques mois après l’assassinat de Thomas Sankara (octobre 1987), les nouvelles autorités prirent langue avec la Banque mondiale pour commencer un programme d’ajustement structurel à la Bretton Woods, donnant ainsi à la Rectification son volet économique. Les politiques sankaristes furent progressivement démantelées, ce qui aboutit, en 1992, à la conception d’un programme d’ajustement structurel agricole fondé sur les principes mis en avant par les institutions de Bretton Woods.
Cette colonisation de la terre par l’agriculture remet en question le principe des communs qui rend le pastoralisme avantageux ou, simplement, possible. Elle fait également de la propriété de la terre – « produit » attractif – une source primordiale de litiges et de conflits. La loi foncière de 1984 fut progressivement abrogée par de nouvelles lois adoptées en 1991, 1996, et 2012. Officiellement, il s’agissait simplement de la réviser (« relire »), mais en réalité, elle fut complètement remplacée. En 2012, la terre avait cessé d’être propriété de l’État au Burkina.
L’État possédait à présent des « terres publiques » et avait ses propres « terres privées », mais les collectivités locales et des personnes ou entités privées pouvaient être pleinement propriétaires. Le processus d’adjudication de la propriété foncière repose largement sur les coutumes locales, qui sont façonnées dans une forte mesure par les communautés agricoles locales et promeuvent de façon croissante l’occupation exclusive de la terre par l’agriculture.
Les iniquités qui découlent de ce contexte sont « gérées » par l’État burkinabè à travers les élites locales, y compris en particulier les chefs et leaders coutumiers aussi bien des Peuls que des communautés voisines. Les chefs coutumiers – qui, au Burkina, ne sont pas des agents officiels de l’État et ne perçoivent pas de salaire et avantages des fonds publics – soutiennent leur position en aidant à la collecte des taxes et impôts et à l’application des règles « coutumières » qui sont en accord avec les politiques en vigueur.
Leur mandat informel peut ainsi facilement devenir une occasion d’abus et de prédation, en partie à cause de cette informalité même et des « zones grises » qu’elle crée. Les principaux perdants de cette évolution sont les jeunes, c’est- à-dire ceux qui ont besoin de démarrer leur intégration socio-économique – acquérir les moyens de subsistance, fonder un foyer – dans ces conditions rigoureuses (en particulier les jeunes pasteurs). Il s’agit là de l’équivalent, pour l’économie traditionnelle, du chômage et de la paupérisation. En outre, la crise économique tend à polariser les systèmes sociaux, à savoir la division entre élites et subalternes – en particulier, parmi les Peuls, une société qui a une hiérarchie plus rigide et qui a été plus fragilisée par l’évolution que l’on vient de décrire.
Les iniquités qui découlent de ce contexte sont « gérées » par l’État burkinabè à travers les élites locales, y compris en particulier les chefs et leaders coutumiers aussi bien des Peuls que des communautés voisines
Cette question sociale n’est pas exclusivement peule. Comme indiqué ci- dessus, la situation est très similaire parmi les Touaregs et existe parmi certaines des communautés dites noires. Mais la racisation et d’autres spécificités culturelles que les Peuls, de même que les Touaregs, doivent à leur vieille économie nomade, a créé parmi eux une version plus enracinée d’un régime qui s’éteint plus rapidement parmi les communautés agricoles.
De plus, les dynamiques récentes de changement, aussi bien sous Sankara qu’à l’ère de la Rectification, ont été favorables (de manières différentes) à l’émancipation des subalternes peuls, qui, pour la plupart, sont des agriculteurs, non des éleveurs. En menaçant ainsi la domination des élites et du pastoralisme (les deux questions sont distinctes), ces dynamiques rendent la polarisation plus aiguë, moins gérable.
Au Burkina, la question peule est essentiellement une question sahélienne et le changement socio-économique post-Rectification a des effets différents hors de la zone agropastorale. Dans l’ouest agricole du pays, les risques de conflits proviennent de la compétition foncière entre communautés agricoles. Il s’agit en particulier du fait que des paysans mossi en mal de terres quittent leurs terroirs surpeuplés et plus arides (écologiquement sahéliens en bonne part) et essaient de pénétrer l’environnement soudanais de l’ouest, plus vert et mieux pourvu en terres, déclenchant la résistance des communautés locales.
Les conflits qui s’ensuivent sont intéressants en ceci qu’ils ne semblent pas se prêter aussi facilement à l’exploitation par les idéologues salafistes que ceux du Sahel. En ce sens, ils soulignent le fait que ce ne sont pas les conflits locaux, en tant que tels, qui sont à l’origine de la conflagration dans la zone de conflits. Ils sont aussi liés aux problématiques clefs de la géopolitique intérieure du Burkina qui seront explorées dans la sous-section suivante.
Par contraste, le sud-est burkinabè, le « parent » pauvre et plus isolé de la région sud-ouest, est retombé dans la misère que le sankarisme s’est efforcé de combattre à l’aide du protectionnisme au cours des années 1980.
Les États-nations sont des édifices géopolitiques qui s’efforcent d’« intégrer » non pas seulement des ethnies différentes, mais aussi des régions distinctes, afin de les placer sous une autorité étatique unique. Cette intégration se produit généralement à travers un processus politique et économique pour le moins tendu qui vise à réaliser une sorte d’équilibre entre les différentes régions composant l’édifice.
La nature de ce processus dépend des origines historiques de l’État-nation – par exemple l’expansion de l’État royal en France, résumé par la formule des « quarante rois qui ont fait la France », ou la problématique résolution de l’opposition originelle entre « États libres » et « États esclavagistes » aux États-Unis. En Afrique, ces processus et leurs difficultés particulières remontent presque partout à l’époque coloniale. Dans le cas du Burkina, on peut, en particulier, retracer son évolution à la période 1932-47, au cours de laquelle la colonie de la Haute-Volta cessa d’exister.
Le fait que l’équilibre géopolitique du Burkina reposait sur l’« Ouest » et le « Plateau Central » focalisa les enjeux politiques de la construction de l’État sur ces deux régions. L’impression générale était que le projet de l’État-nation de la Haute Volta/Burkina Faso ferait banqueroute si ces deux régions échouaient à développer une entente durable et structurelle. L’État étant ainsi l’affaire de l’Ouest et du Centre, les communautés des autres régions se sentent, avec raison, mises à l’écart, même si cela n’est dû à aucune politique ou agenda de discrimination.
Nous avons vu, dans la section précédente, que le sankarisme a essayé de changer cet état de choses, mais au début des années 1990, il dominait de nouveau l’œuvre étatique nationale. La Région du Sahel acquit la réputation d’un coin perdu lointain et isolé, où les fonctionnaires étaient envoyés en guise de punition (telle était la perception) – en dépit du fait que son chef-lieu, Dori, n’est qu’à quatre heures de route de Ouagadougou. Et bien que les portes de l’administration et de l’appareil politique de l’État soient largement ouvertes aux élites de ces régions, elles ont des taux d’instruction significativement inférieures, largement, croit-on savoir, du fait de résistances socio-culturelles à l’éducation formelle « moderne ».
Les régions les plus touchées par les conflits de nos jours sont celles qui ont les taux de scolarisation les plus bas du pays.
Le résultat des courses, c’est qu’au Burkina, les agents et fonctionnaires de l’État tendent à provenir plus largement d’autres parties du pays que du nord- est et de l’est. Ils tendent à être moins au fait des langues et cultures locales. Au cours des violents événements qui se produisent dans les régions affectées, il a souvent été constaté que fonctionnaires et agents de l’État se sentent assiégés, ne se fient à quiconque dans la communauté, se barricadent, ou s’en vont sous forte protection, comme s’ils fuyaient une terre étrangère.
Un tel comportement est remarqué par l’habitant, qui en tire la conclusion que l’État ne les considère pas comme de « vrais burkinabè ». J’ai ainsi eu vent, lors du terrain à Ouagadougou, d’un appel à unifier « le peuple du turban », c’est-à-dire les Peuls, les Touaregs et les Songhay, qui devraient se constituer en un pays séparé du Burkina. Cet « appel » n’est sans doute qu’un de ces gestes tentés par des personnages qui chercheraient à profiter de temps troublés pour acquérir quelque importance.
Deux événements peuvent résumer l’extension de la zone de conflits au Burkina Faso. Bien que très différents en apparence, ces deux événements sont directement liés dans la manière dont ils reflètent la complexité des conflits. Il y eut d’abord, un soir de janvier 2016, un attentat terroriste au centre de Ouagadougou visant un bar à la mode, un restaurant haut de gamme et un hôtel de luxe.
Ces attentats furent revendiqués par Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI) et ont peut-être été exécutés par sa section (katiba) Mirabitoune, elle-même issue d’une fusion entre l’aile plus radicale d’AQMI, les Signataires du Sang, et le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), un groupe salafiste armé d’obédience principalement peule. Et puis en Janvier 2019, le meurtre ciblé de six individus dans le village de Yirgou conduisit à une action musclée des Koglweogo, un groupe de police informelle d’obédience principalement moaga, au cours de laquelle des dizaines de personnes furent tuées de manière indiscriminée. Toutes les personnes assassinées de cette façon furent attaquées du fait de leur appartenance réelle ou présumée au village voisin de Yirgou Peul.
Du point de vue des analystes des questions de sécurité à Ouagadougou, la plupart des attaques récentes survenues dans le nord font partie d’une stratégie visant à chasser les forces de l’État des régions nord tout en préparant une base pour des attaques plus soutenues contre Ouagadougou et les régions du sud.
Il y eut d’autres attentats au centre de Ouagadougou. En août 2016, un restaurant turc huppé devint la scène d’un bain de sang. L’attaque ne fut cependant pas revendiquée, peut-être parce qu’il y avait, parmi les morts, deux cheikhs koweitiens et trois étudiants burkinabè du Mouvement Sunnite, une organisation d’orientation salafiste. En mars 2018, de nouveau au centre- ville de Ouagadougou, une troisième attaque visa l’ambassade de France et les quartiers généraux des forces armées nationales du Burkina.
Pendant ce temps, de nouveaux massacres continuèrent à être perpétrés au nord, y compris à Arbinda, en juin 2019. Du point de vue des analystes des questions de sécurité à Ouagadougou, la plupart des attaques récentes survenues dans le nord font partie d’une stratégie visant à chasser les forces de l’État des régions nord tout en préparant une base pour des attaques plus soutenues contre Ouagadougou et les régions du sud.
Si ces divers épisodes indiquent qu’une large partie du territoire burkinabè est à présent fermement intégrée à la Zone de Conflit – certainement le nord- est – et que la capitale est vulnérable aux attentats, il convient de les comprendre dans le contexte plus large du Sahel-Sahara et des problèmes nés de l’histoire du Burkina et des enjeux structurels de la construction de son État, problèmes explorés dans la section précédente.
Comme je l’ai indiqué auparavant, la thèse de cette étude est que la cause des conflits du Burkina se trouve hors du pays et principalement dans le clash entre Français et militants salafistes ; mais la crise de la construction de l’État Burkinabè qui remonte à la fin du projet de développement national a créé les conditions sociopolitiques qui ont fait des régions nord la porte d’entrée du salafisme militant dans le pays. Cette section s’efforce d’étayer ces deux assertions.
Officiellement, la mission de Barkhane est de stabiliser les pays du Sahel en partenariat avec les forces locales de défense pour neutraliser les « groupes armés terroristes ». Cela montre que la stratégie est d’origine française et que les armées locales sont déployées pour la soutenir, tandis que les gouvernements nationaux se doivent de gérer l’aspect politique local afin d’atténuer les résistances sur place et d’accompagner la coopération avec les institutions pertinentes et les figures clefs. Se servant du jargon de l’aide au développement, le dossier de presse de Barkhane affirme que l’objectif central de la mission est de « favoriser l’appropriation par les pays partenaires du G5 Sahel de la lutte contre les groupes armés terroristes » .
Mais si l’impérialisme occidental est en effet au centre de ce discours, il peut aussi être lié aux frustrations nées du fait que l’État burkinabè n’a pas développé sa propre stratégie, qui aurait pu ne pas se fonder autant sur la force militaire et sur l’idée que le conflit ne comprend que des « terroristes » et des « victimes ».
Pour nous résumer : l’analyse historique proposée dans cette sous-section montre que les conflits du Burkina sont une conséquence des événements qui ont été à l’origine de la formation de la Zone de Conflit au nord Mali, en 2012-2013. La réaction burkinabè aux turbulences maliennes fut au départ déterminée par l’alliance de Compaoré avec les Français. L’analyse suggère que ce régime n’aurait pas empêché les attaques salafistes même s’il avait survécu à la crise constitutionnelle de la fin 2014, en dépit de son RSP tant vanté et de ses services de renseignement.
Dans le nouveau contexte des années 2012-2014, ses décisions tactiques l’avaient placé dans la ligne de mire des salafistes (des menaces avaient été adressées au Burkina dès février 2013). Si les élites burkinabè avaient oublié ce détail au cours de l’année 2015 riche en événements (sur le plan de la vie politique nationale), il refit surface début 2016 sous la forme atroce d’un attentat terroriste. Réticents au début à continuer la tactique de Compaoré consistant à compter sur l’aide française, les nouveaux dirigeants finirent par la reprendre.
En fin 2018, ils avaient formellement adhéré au partenariat subalterne proposé dans le cadre de l’Opération Barkhane/G5 Sahel. Dans l’intervalle, la Zone de Conflit s’était rapidement étendue et avait fermement pris racine dans de larges pans du territoire nord et est du Burkina, alimentée par les problèmes structurels qui s’étaient développés depuis la fin du sankarisme.
Après 2010, deux groupes en particulier sont devenus les acteurs dominants dans ce champ des services informels de police, les Koglweogo et les Dozo
Comme cela a été expliqué auparavant, les conflits burkinabè se sont développés dans un contexte de crise rurale exacerbée par les politiques néolibérales adoptées à partir de la fin des années 1980 par l’État burkinabè. Parmi les éléments importants de cette crise, on peut mentionner la réduction de la présence de l’État, y compris dans le secteur de la sécurité comme on le montrera plus loin, et le déséquilibre croissant, dans l’économie traditionnelle, entre l’agriculture et l’élevage.
Après 2010, deux groupes en particulier sont devenus les acteurs dominants dans ce champ des services informels de police, les Koglweogo et les Dozo. Les territoires « juridictionnels » d’ensemble de ces groupes correspondent au cadre géopolitique convenu du Burkina : les Koglweogo sont présents sur le plateau central et ses franges nord, et les Dozo dans l’ouest. De façon importante, ces deux groupes sont basés sur les communautés agricoles. Les Koglweogo tirent la majorité de leurs membres des Mossi, et les Dozo des Dioula. Mais il ne s’ensuit pas qu’ils sont de ce fait au service uniquement de ces communautés.
Dans ce contexte d’injustices sociales et économiques, plusieurs critiques dénoncent l’ordre régnant dans le Sahel. Parmi eux, le plus actif depuis le début des années 2000 était un idéaliste peul, Ibrahim Dicko, qui, entre autres choses, prêcha contre la subordination des rimaibe et l’oppression économique des inférieurs peuls. Dicko répandit son message réformiste à travers des tribunes variées, y compris des sermons radiodiffusés, l’éducation de medersa et les activités d’une association religieuse, Al-Irchad, reconnue officiellement en 2012.
Bien que la Zone de Conflit demeure endémique seulement au nord du Burkina (et en particulier dans la Région du Sahel), elle a fait des percées au sud-est également, c’est-à-dire dans ces régions pauvres où, comme nous l’avons vu, une partie de la population a souffert d’abus liés au business lucratif du safari. Le sud-est ne possède pas le patrimoine culturel du Liptako basé sur l’islam et le pulaaku (l’image idéale de la culture peule), et il n’est pas non plus le domaine du « peuple du turban ». Mais une action anti- gouvernementale, en particulier l’éviction de forces de sécurité détestées, ne pouvait que susciter le soutien des communautés locales aux militants salafistes.
De plus, le sud-est garde sa valeur stratégique de couloir de contrebande avec le Golfe de Guinée pour les entrepreneurs criminels. Ces détails indiquent que le soutien apporté aux salafistes y relève plus de la transaction et est donc plus faible que dans le Sahel. De fait, c’est ici que les salafistes semblent avoir perdu du terrain face à l’alliance franco-burkinabè ces derniers mois.
Finalement, il conviendrait de souligner que la réponse armée la plus efficace aux agressions salafistes (ou aux agressions provoquées par les salafistes) vient des Français pour qui, pour se servir de la terminologie de Barkhane, Ansaroul Islam et les autres acteurs sont des « groupes terroristes armés ».