Auteur : Jean-Pierre Olivier de Sardan
Site de publication : Marianne
Type de Publication : Article
Date de publication : 4 Janvier 2016
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Tout pouvoir politique au Niger, quel qu’il soit, se heurte à une série de contraintes et de pesanteurs, qui limitent ses marges de manœuvre et ses capacités de changements. Ce sont, en quelque sorte, autant de prisons.
Le rejet de la classe politique par une très grande partie de la population (rejet largement sous-estimé par les principaux partis politiques, qui n’en mesurent pas l’ampleur, et croient être les représentants du pays réel alors même que celui-ci n’a plus confiance en eux) est une conséquence directe de ces prisons qui enferment le pouvoir : qui croit vraiment encore aux promesses des politiciens ?
Aujourd’hui, le résultat est que le mot « politik », en zarma, signifie discorde, querelles sans fin, conflits et rivalités, il équivaut à fitina, baab-ize tarey, dan unbanci. Cette dérive de la démocratie nigérienne fait que les nostalgiques de la dictature militaire de Seyni Kountché, d’un côté, les partisans d’un régime islamiste de l’autre, sont hélas de plus en plus nombreux…
Si l’on veut éviter ces deux maux (une rupture dictatoriale ou une rupture islamiste) il faudra bien qu’une rupture démocratique survienne (sortir de ces prisons dans un cadre démocratique).
Les quatre prisons ont pour gardiens respectifs : (1) les grands commerçants ; (2) les militants, alliés et courtisans ; (3) les bureaucrates ; (4) les experts internationaux.
L’un des effets pervers majeurs de la démocratie (ce régime qui est le pire… mais à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé, disait Churchill) est le coût des élections, et donc la nécessité de trouver des financements importants pour faire campagne. Ce coût est particulièrement élevé au Niger, dans la mesure où la distribution de la « rente électorale » est avidement attendue par un grand nombre d’acteurs : les électeurs eux-mêmes, tachant de monnayer leurs voix, ou leurs clientèles électorales quand ils en ont ; les militants des partis, qui ne se mobilisent que s’ils sont « motivés », c’est-à-dire rétribués ; les personnels technico-administratifs-judiciaires.
Les grands commerçants sont ainsi au cœur du système électoral nigérien. Ce sont eux qui le font fonctionner. Mais ce n’est pas par désintéressement. Ils attendent un retour sur investissement, en termes de protection, de « bienveillance » fiscale, de placement de leurs parents et clients à des postes stratégiques, ou de passations de marchés. Ils sont aussi au cœur de la grande corruption systémique, qui a partie liée avec les élections, l’exercice du pouvoir et la faiblesse des rentrées fiscales. Les députés, les maires, les présidents sont quelque part prisonniers de leurs financiers, et il leur est presque impossible de ne pas renvoyer l’ascenseur puisque c’est à eux qu’ils doivent leur élection… Prenons un exemple simple.
Les grands commerçants sont ainsi au cœur du système électoral nigérien. Ce sont eux qui le font fonctionner. Mais ce n’est pas par désintéressement. Ils attendent un retour sur investissement, en termes de protection, de « bienveillance » fiscale
Le LASDEL a ainsi depuis longtemps analysé le dilemme des maires face aux collecteurs de taxes des marchés (les marchés sont la principale ressource des communes) : comme maires ils voudraient un recouvrement efficace de ces taxes ; mais les collecteurs ont été nommés pour « récompenser » les militants des partis ayant conquis la mairie (c’est la « norme pratique ») : ceux-ci s’« arrangent » – adjara – , avec les commerçants du marché, dont une partie a par ailleurs financé la campagne du maire, en prélevant sans reçu un montant inférieur à ce qui est dû ; ils mettent donc impunément une partie de ces recettes « informelles » dans leur poche, l’autre partie va dans la caisse de leur parti, et ils ne versent que le solde (les taxes prélevées avec reçus) aux finances communales. Les maires ne peuvent mettre fin à ce système qui pénalise la municipalité mais dont ils sont eux-mêmes le produit.
L’accès d’un parti à des positions de pouvoir, que ce soit la plus haute, ou qu’elles soient associées à une place dans l’alliance gagnante, implique la distribution massive de récompenses aux membres du parti et aux clients politiques qui ont accompagné l’ascension. L’ingratitude serait le pire des défauts, et source de « honte ».
Les récompenses sont donc dispensées tout au long d’une mandature, sous forme de postes, de privilèges, de faveurs, de passe-droits, aux frais de la République. Ainsi s’explique l’inflation spectaculaire du nombre des conseillers et autres chargés de mission, dont les fonctions réelles sont aussi floues que les avantages dont ils bénéficient sont élevés. Ainsi s’expliquent d’étranges nominations, et les soudaines promotions de protégés qui ne se distinguaient guère jusque-là par leur réussite ou leur diplôme.
Ainsi s’expliquent aussi les difficultés que tout chef d’Etat rencontre pour s’élever au-dessus de son parti, pour prendre de la hauteur, et échapper aux querelles de clans et aux règlements de comptes avec l’opposition. Il est sans cesse redevable à l’égard de ses propres troupes, il est prisonnier de ceux qui l’ont fait roi.
Ce clientélisme de parti n’est pas tant l’expression de la toute-puissance d’un Président (comme on le croit généralement) que le signe de sa dépendance : le chef est enchaîné à ses barons, à ses notables locaux, à ses leaders régionaux. Il devient leur obligé. Il en est prisonnier.
Ce système de répartition des postes se fait évidemment aux dépens de la compétence, qui n’est pas le premier critère de nomination, y compris pour le choix des Ministres : chaque parti en effet propose ses candidats, autrement dit ses « barons », qui, une fois en poste, sont intouchables : les démettre menacerait l’alliance elle-même
L’obligation de distribuer des faveurs aux militants et la déférence en retour de ceux-ci se conjuguent en outre avec la nécessité d’alliances entre partis pour exercer le pouvoir, ce qui implique au Niger une répartition de fiefs pour chaque parti allié.
Aucun parti, depuis la Conférence nationale, n’a jamais eu la majorité. Toutes les combinaisons d’alliances entre les principaux partis ont déjà été essayées, toutes suivies de volte-face et de haines tenaces. Ces alliances sont scellées par la répartition des postes, à commencer par les Ministères. Chaque ministère devient, le temps que durera l’alliance, un fief du parti auquel appartient le ministre.
Ce système de répartition des postes se fait évidemment aux dépens de la compétence, qui n’est pas le premier critère de nomination, y compris pour le choix des Ministres : chaque parti en effet propose ses candidats, autrement dit ses « barons », qui, une fois en poste, sont intouchables : les démettre menacerait l’alliance elle-même. Et on a ainsi un premier ministre qui ne peut exercer son autorité sur la plupart de ses ministres ou des dignitaires de l’Etat.
L’Etat, ce n’est pas simplement un président, un gouvernement, des cabinets ministériels et des DG. C’est aussi, voir surtout, une bureaucratie, depuis Niamey jusqu’aux sous-préfectures, avec sa branche dite de « commandement » et ses services dits « techniques », ses domaines de souveraineté (magistrature, police, armée, diplomatie) et ses bataillons d’infirmiers et d’instituteurs. Tout cet « appareil d’Etat » délivre des services aux populations : sécurité, justice, santé, éducation, eau, routes, etc.
Mais chacun sait, au Niger, que ces services sont de mauvaise qualité. Les usagers, qui sont aussi les citoyens, s’en plaignent amèrement. La situation sinistrée de l’école publique l’illustre abondamment. Cette délivrance déficiente des services n’est pas seulement due à la pénurie et au « manque de moyens ». C’est aussi le produit d’une gestion désastreuse des ressources humaines dans tous les secteurs, ainsi que des comportements « non observants » des agents de l’Etat : bien souvent ces derniers n’observent pas les lois, les normes, les règlements et les procédures officielles, mais suivent plutôt des « normes pratiques » différentes, implicites, routinières, largement partagées.
La culture bureaucratique nigérienne est la somme de ces comportements non observants, de ces normes pratiques, de ces routines, faites de « débrouillardises », de favoritismes, d’absentéismes, de privilèges, de petite ou moyenne corruption, de trucages, entre dabarou et adjara.
Au total, le système de l’aide, que ce soit l’aide projet, l’aide sectorielle ou l’aide budgétaire (les trois restent mêlés), induit une dépendance malsaine et paralysante, du haut en bas de l’Etat comme de la société civile. Contrairement à beaucoup d’idées reçues, cette prison n’est pas tant imposée de l’extérieur qu’intériorisée par les acteurs nationaux. C’est surtout une prison mentale.
On a souvent évoqué les aspects politiques de cette dépendance (« la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit »), ou ses aspects économiques (ajustement structurel, macro-conditionnalités néo-libérales), mais beaucoup moins ses aspects « socio-culturels » : perte du sens de l’initiative, adoption de la rhétorique des partenaires et pratiques du double langage, attitudes de « bons élèves », comportements rentiers, passivité, absence de soutien aux innovations locales, primat aux procédures standardisées aux dépens des contextes, faible recours à l’expertise nationale…
Sankara vient à l’esprit. Pourquoi est-il, aujourd’hui encore, si populaire ? Mon hypothèse est que c’est justement parce qu’il symbolise, aux yeux de l’opinion publique, le refus de ces quatre prisons. Il incarne l’image d’un homme intègre et courageux, ayant refusé les privilèges et les facilités du monde politique en place, ayant cherché à transformer l’administration et le mode d’exercice du pouvoir, et à mobiliser les énergies et initiatives nationales.
Entendons-nous bien : je n’entends pas faire ici le panégyrique de Sankara, ni plaider pour un homme providentiel (encore moins pour un officier putchiste, car après tout c’en était un). Je veux simplement souligner ce fait capital : les qualités que, dans toute l’Afrique, on attribue à Sankara, à tort ou à raison, trente ans après, dessinent en creux ce que chacun souhaiterait qu’un président élu ose enfin faire, et la déception corrélative qui s’ensuit lorsqu’il se révèle n’être pas différent des autres, donc impuissant à faire bouger les murs.
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