Auteur : International Crisis Group
Date de publication : 2019
Type de publication : Article
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Introduction
Au lendemain de l’élection présidentielle d’avril 2016 et de la reconduction d’Idriss Déby pour un cinquième mandat, le Tchad occupe aujourd’hui une place stratégique dans la lutte contre le terrorisme en Afrique. Avec l’élection à la tête de la Commission de l’Union africaine de son ministre des Affaires étrangères, Moussa Faki, le 31 janvier 2017, le régime tchadien récolte les fruits d’une diplomatie militaire active qui l’a conduit à intervenir dans de nombreux pays étrangers, y compris, depuis début 2015, contre le groupe jihadiste Boko Haram.
Le Tchad occupe aujourd’hui une place stratégique dans la lutte contre le terrorisme en Afrique
Pourtant, il fait toujours face à d’importants défis : une crise économique et financière majeure résultant à la fois de la chute des cours du pétrole et de la perturbation des échanges commerciaux avec le Nigéria et le Cameroun ; une absence d’alternance démocratique et le risque d’une crise de succession à venir ; et des menaces sécuritaires renouvelées à ses frontières (anarchie dans le Sud de la Libye qui a récemment incité les autorités tchadiennes à fermer leur frontière au Nord, dégradation de la situation en République centrafricaine (RCA) et problèmes persistants au Darfour).
Par ailleurs, à la suite de l’intervention de son armée contre Boko Haram dans les pays voisins, le Tchad est lui-même confronté aux attaques terroristes du groupe jihadiste sur son sol, causant la mort de nombreux civils à N’Djamena et sur les îles et rives du lac Tchad et entrainant d’importants déplacements de populations. Bien que le nombre d’attaques ait très fortement baissé en 2016 au Tchad, la menace que représente Boko Haram est évolutive et s’inscrit certainement dans la durée. Le groupe terroriste a prospéré sur des problèmes structurels profonds au Nigéria. Leur traitement prendra du temps et les régions périphériques du Borno resteront longtemps vulnérables.
Le lac Tchad : un terrain fertile pour Boko Haram
Au Tchad, à l’exception des deux attentats spectaculaires perpétrés à N’Djamena en 2015, les attaques et les recrutements de Boko Haram ont principalement visé la région du Lac. Tirant profit de l’histoire, de la géographie physique et humaine et du dynamisme économique de cet univers lacustre particulier, le groupe jihadiste y a trouvé, comme d’autres avant lui, à la fois un refuge face à la pression des armées de la région et une manne financière.
Boko Haram a aussi su mobiliser des soutiens, souvent occasionnels, au sein de communautés parfois en concurrence et historiquement résistantes aux tentatives d’encadrement politique extérieur. La proximité géographique, linguistique, religieuse et culturelle avec la région nigériane du Borno, qui attire chaque année une forte immigration tchadienne, a facilité les recrutements et le déplacement du conflit sur les rives du Tchad.
Boko Haram a aussi su mobiliser des soutiens, souvent occasionnels, au sein de communautés parfois en concurrence et historiquement résistantes aux tentatives d’encadrement politique extérieur
Une région confrontée aux trafics et aux razzia
Boko Haram s’est appuyé en partie sur les réseaux de contrebande qui opèrent sur le lac et a multiplié les razzias contre les habitants et les commerçants. Il s’est ainsi inscrit dans la longue histoire des razzias dans la région, source pour leurs auteurs de richesse et de reconnaissance sociale. Aujourd’hui encore, cette valorisation, qui donne la possibilité de choisir une femme, favorise sans doute les logiques d’adhésion ou d’alliance avec Boko Haram. Ainsi, selon plusieurs sources, les combattants parlent très souvent de mariage pendant leur temps de repos.
Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, les razzias, notamment d’esclaves, menées par les sultanats et les empires, ont poussé certaines populations à se réfugier sur les îles. Des commerçants en armes ont également mené des expéditions guerrières, parfois accompagnées de prosélytisme religieux. Ces dernières décennies, des raids de plus faible envergure ont été menés par des insulaires qui se cachent dans les roseaux, notamment pour voler des troupeaux ou des bateaux de pêche. L’organisation de certaines sociétés insulaires autour de chefs de guerre, les kella, pouvant s’entendre sur l’attribution des zones de razzia, a facilité ce phénomène.
Au sortir de l’ère coloniale, le dynamisme de l’économie et la très faible présence des Etats ont abouti à l’émergence de divers trafics (carburant, médicaments, stupéfiants, armes, êtres humains, papiers d’identité), parfois avec la complicité des douaniers, favorisant le développement de contre-pouvoirs illégaux sur le lac. Sa topographie, son couvert végétal particulier et les difficultés de circulation à travers son labyrinthe d’îles ont aussi contribué à l’essor des trafics.
Depuis 30 ans, le phénomène des coupeurs de routes (zarginas) a pris de l’ampleur en raison de l’appauvrissement des éleveurs provoqué par la sécheresse et du déversement d’armes dans la région
En outre, depuis 30 ans, le phénomène des coupeurs de routes (zarginas) a pris de l’ampleur en raison de l’appauvrissement des éleveurs provoqué par la sécheresse et du déversement d’armes dans la région au cours des guerres civiles tchadiennes. De nombreux anciens rebelles tchadiens ou des militaires, parfois les deux à la fois, sont également devenus des coupeurs de route avant de mettre leurs compétences au service de Boko Haram.
Parmi eux, Mustapha Chad, ancien soldat tchadien présumé, aurait selon certaines sources mené l’attaque de Boko Haram sur Gwoza dans l’état du Borno en août 2014. Des prisonniers tchadiens suspectés d’appartenir à la secte disent aussi avoir servi dans l’Armée nationale tchadienne (ANT). Boko Haram a su associer et incorporer certains groupes de trafiquants et de bandits pour s’approvisionner et vendre ses prises.
Une région attractive économiquement mais négligée politiquement
L’implantation de Boko Haram sur le lac et le recrutement de jeunes sans réelles perspectives d’insertion dans une zone pourtant dynamique sur le plan économique mettent en relief les défaillances des Etats de la région dans leurs périphéries. En effet, l’attractivité économique du lac et ses ressources en ont fait un carrefour commercial qui contraste avec l’insuffisance et l’inconstance des politiques publiques menées par les Etats riverains.
Relativement épargné par les guerres civiles, peu politisé et ayant produit peu d’élites, le petit lac Tchad est demeuré largement hors des radars des régimes successifs. Si le Rassemblement pour la démocratie et le progrès (RDP) de l’ancien président Lol Mahamat Choua continue à recueillir les suffrages de nombreux Kanembou à Mao et sur les berges du lac, il n’est pas perçu par le pouvoir central comme une menace et s’est même allié au parti du président Déby, le Mouvement patriotique du Salut (MPS) lors de la dernière élection présidentielle. En outre, parmi les six députés de la région du Lac, deux sont affiliés au RDP et quatre au MPS. Les élites du lac sont également peu présentes à N’Djamena.
L’intérêt de l’Etat tchadien pour le lac a beaucoup fluctué. Dans les années 1960, il s’y est investi avec la création de la Société de développement du lac Tchad (Sodelac) et la construction de polders. Mais les guerres civiles des années 1970 combinées aux programmes d’ajustement structurel ont considérablement réduit le financement de projets et seuls quelques bailleurs internationaux ont continué à financer la Sodelac, entre autres pour des travaux d’irrigation. Dans les années 1980, Hissène Habré a lancé, avec l’aide de l’ONU, un projet intégré de développement d’infrastructures routières et d’une ferme semencière, notamment, mais les soubresauts sécuritaires ont une nouvelle fois réduit ces initiatives à néant.
L’augmentation des revenus pétroliers à partir de 2007 a légèrement changé la donne. Alors que l’Etat multiplie les investissements en infrastructures à N’Djamena, Abéché et d’autres grandes villes du pays, certaines localités du lac en bénéficient aussi, bien que modérément. Ainsi, pour accompagner les projets inaboutis de décentralisation, des infrastructures (collège, hôpital) sont construites à Ngouri, alors érigé en chef-lieu, à Bol et Guitté.
Malgré le dynamisme économique de la zone, l’accès aux biens publics est faible, et très largement en deçà de la moyenne nationale. Ainsi, le taux brut de scolarisation dans la partie tchadienne du lac est de moins de 30 pour cent et des « maîtres communautaires », c’est-à-dire des parents d’élèves, tiennent généralement lieu d’enseignants. Il y a seulement un médecin pour 140 000 habitants, soit environ quatre fois moins que la moyenne nationale. Le découpage politique du lac en quatre Etats distincts n’a pas permis de faire de cet espace frontalier une zone intégrée en matière de services pour les habitants et a contribué à ce que ces derniers tournent le dos à leurs capitales.
Evolution de la menace Boko Haram au Tchad
Pendant de longues années, Boko Haram était essentiellement actif dans l’état du Borno au Nigéria, son fief historique. Mais depuis début 2014, la menace s’est régionalisée et les attaques contre les civils ou les positions militaires se sont multipliées dans le Nord du Cameroun depuis mars 2014, le Sud du Niger et l’Ouest du Tchad depuis début 2015.
On date souvent l’arrivée du phénomène Boko Haram au Tchad au 12 février 2015, jour de la première attaque perpétrée par le groupe terroriste à Ngouboua sur les rives du lac Tchad. Ce constat est à nuancer. Certes, le Tchad n’a pas été visé avant que le pays décide d’entrer en guerre aux côtés de ses voisins en janvier 2015 (voir chapitre suivant).
Ce casus belli a mis fin au pacte de non-agression tacite entre Boko Haram et le Tchad et a été très rapidement suivi de déclarations de guerre de Shekau : « les rois d’Afrique, je vous défie de m’attaquer maintenant, je suis prêt », a-t-il lancé. Mais la stratégie d’investissement du lac Tchad n’est pas nouvelle. Dès 2013, les combattants de Boko Haram qui utilisent Baga Kawa comme point d’appui naviguent sur le lac avec la complicité de conducteurs de hors-bords locaux autochtones qui connaissent bien le milieu lacustre.
En 2016, la situation sécuritaire s’est très largement améliorée sur les rivages tchadiens du lac. Le pays a été moins touché par les activités de Boko Haram que ses voisins, ce qui s’explique sans doute en partie par une stratégie militaire d’endiguement et une emprise sociale plus tardive et moins forte du groupe. En effet, celui-ci n’y a jamais contrôlé de territoires, n’y a pas constitué de véritable base sociale et depuis les attentats de Guitté et Mittériné, début 2016, n’y a pas conduit d’actions spectaculaires.
Le déploiement d’un dispositif militaire important du contingent tchadien de la force multinationale mixte (FMM) dans le lac près des frontières et de l’Armée nationale tchadienne (ANT) sur les rives a permis de fortement limiter l’expansion du conflit. Cependant, la fermeture de la frontière combinée à la mise en œuvre de l’état d’urgence ont aussi abouti à des restrictions sur le commerce, qui ont eu un impact important sur les populations. En outre, les infiltrations sont fréquentes au Tchad et le groupe continue à faire des victimes.
Le déploiement d’un dispositif militaire important du contingent tchadien […] sur les rives a permis de fortement limiter l’expansion du conflit
Malgré cette amélioration, la menace Boko Haram n’est pas complètement maitrisée. Alors qu’en 2015 et début 2016, les attaques du côté tchadien touchaient davantage la cuvette Sud du lac, depuis mi-2016, elles se concentrent dans une zone reliant Kaiga Kindjiria, Bohoma et Tchoukoutalia dans la cuvette Nord et visent des civils et des militaires. Entre juillet et septembre 2016, elles ont même connu une légère recrudescence, conséquence notamment de l’opération Gama Aiki lancée par la FMM.
Les coups de boutoir des armées de la région au Nigéria et au Niger ont entrainé le déplacement de groupes d’individus du côté tchadien. Ainsi, des personnes suspectées d’appartenir à Boko Haram et arrêtées dans la ville de Liwa en septembre 2016 ont dit avoir fui les bombardements de l’armée nigériane de l’autre côté de la frontière. Alors qu’une suite à l’opération Gama Aiki, l’opération Rawan Kada (dance du crocodile) vient d’être lancée, on peut s’attendre à de nouvelles infiltrations de combattants et à une hausse des incidents dans les semaines à venir.
En 2016, les vols de bétail se sont aussi multipliés sur les rives du lac, notamment entre Liwa et Daboua. Plusieurs milliers de têtes de bétail ont été dérobées ces six derniers mois, dont une partie est peut-être écoulée dans les marchés nigérians et nigériens où les prix de vente sont plus élevés. Cela constitue un capital économique considérable. Pour lutter contre ces trafics, les autorités de Daboua auraient demandé à des commerçants tchadiens de contrôler et filtrer les arrivées de troupeaux depuis le Tchad sur les marchés frontaliers du Niger. Très rapidement attribués à Boko Haram, ces vols sont sans doute liés en partie à la criminalité ordinaire ou à des trajectoires confondant les deux.
La possibilité d’affrontements frontaux et conventionnels entre l’armée tchadienne et Boko Haram, comme le Niger et le Nigéria en ont connu, est aujourd’hui limitée. Néanmoins, les risques d’attentats kamikazes sur le lac et même à N’Djamena sont évidemment toujours pris au sérieux par les autorités. Ainsi, des rumeurs à propos d’attaques lors de la fête nationale et de l’investiture du président Déby le 8 août 2016 ont suscité de fortes craintes et un renforcement des dispositifs de sécurité. Enfin, si un certain nombre de cellules dormantes de Boko Haram ont été démantelées dans la capitale, des membres ou sympathisants de la secte ont pu « se mettre underground ».
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