Auteur : International Crisis Group
Date de publication : 2021
Type de publication : Article
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Introduction
L’armée tchadienne, qui comprend, selon les estimations, entre 40 000 et 65 000 soldats, jouit depuis près d’une décennie d’une bonne réputation à l’extérieur de son territoire. En 2013, l’engagement des troupes tchadiennes au Sahel central contre des mouvements jihadistes, puis à partir de fin 2014 dans les pays frontaliers du lac Tchad contre les factions de Boko Haram, a même fait du Tchad un acteur militaire incontournable dans la lutte contre le terrorisme.
Moussa Faki, alors ministre des Affaires étrangères et devenu depuis président de la Commission de l’Union africaine (UA), affirmait à l’époque : « Le Tchad, qui était qualifié il y a quelques années d’Etat néant, est non seulement présent, mais il est agissant ». Le plaidoyer actif du Tchad pour que Faki soit réélu pour un second mandat début 2021 à la tête de la commission illustre aussi le regain d’influence du pays en Afrique.
Le Tchad, qui était qualifié il y a quelques années d’Etat néant, est non seulement présent, mais il est agissant
Après avoir connu une légère amélioration de sa situation économique en 2019, le Tchad est de nouveau confronté à une crise économique importante en raison de la chute des cours du pétrole et de la récession mondiale provoquée par le coronavirus. Sur le front sécuritaire, au cours des dernières années, le nord du pays a été frappé par plusieurs incursions de rebelles tchadiens basés en Libye. Dans la région du lac Tchad, en 2020, les factions de Boko Haram ont multiplié les attaques contre des civils, mais aussi des cibles militaires, et l’armée tchadienne a subi en avril l’attaque la plus meurtrière jamais déclenchée contre ses troupes dans le bassin du lac Tchad.
L’armée tchadienne : de l’indépendance à nos jours
Depuis l’indépendance, l’armée a connu des bouleversements majeurs et a été remodelée au fil des crises successives que le Tchad a traversées. Dans un pays où tous les présidents, à l’exception du premier, ont pris le pouvoir par les armes, les forces armées ont progressivement vu cohabiter militaires de carrière et anciens rebelles parvenus au pouvoir, ou réintégrés dans le cadre d’accords de paix. L’armée a par ailleurs reproduit et cristallisé en son sein les rapports de forces qui existent depuis toujours dans la société tchadienne. A la faveur des coups d’Etat et des changements de régime, différentes communautés comme les Sara, les Gorane et aujourd’hui les Zaghawa y ont successivement exercé une domination en contrôlant une majorité des postes à responsabilité.
L’armée a par ailleurs reproduit et cristallisé en son sein les rapports de forces qui existent depuis toujours dans la société tchadienne
Peu de temps après son arrivée au pouvoir en 1990, Idriss Déby faisait le constat suivant : « Il faut revenir à une armée nationale et non à une armée au service d’un individu ou d’un groupe » et appelait ainsi à une rupture. Malgré plusieurs tentatives de réformes destinées à réduire la taille de l’armée et à favoriser le brassage ethnique, celle-ci demeure cependant structurée sur des bases communautaires et minée par des problèmes de cohésion.
1990-2011 : l’ère des réformes stériles
A l’arrivée d’Idriss Déby au pouvoir, les partenaires internationaux traditionnels du Tchad, à commencer par la France, et le nouveau chef d’Etat lui-même décrivent la réforme de l’armée comme une absolue priorité. Selon l’ambassadeur de France en poste à N’Djamena à l’époque, la restructuration de l’armée était alors le grand chantier de la coopération franco-tchadienne.
Très vite après son accession au pouvoir, Déby présente à ses partenaires un plan de restructuration de l’armée qui prévoit un recensement des soldats et une vaste opération de déflation. Les autorités élaborent un important programme de désarmement, démobilisation et réinsertion dans la vie civile avec une double ambition : maîtriser les dépenses militaires et, surtout, professionnaliser l’armée.
Réalisé en deux temps, de 1992 à 1996 avec de l’argent français et de 1996 à 1997 avec des financements de la Banque mondiale, le programme permet, grâce à une combinaison de déflations et de départs à la retraite, de réduire les effectifs de l’armée de moitié. Sur un plan purement quantitatif, l’opération est un succès, même si certains démobilisés n’ont pas accepté de rendre leurs armes, prenant même parfois le chemin de la dissidence.
Néanmoins, cette restructuration ne suffit pas pour bâtir les fondations d’une armée nationale nouvelle. De nombreux proches du président refusent une meilleure répartition régionale et ethnique des postes de commandement ainsi que l’intégration de la garde républicaine dans l’armée nationale. Sous la pression de ses frères d’armes, Déby se confie aux diplomates sur ses difficultés et les résistances qu’il rencontre dans son cercle le plus proche. Les soulèvements au sud que l’armée tchadienne réprime brutalement fourniront une autre excuse au clan présidentiel pour ne pas réformer les forces de défense et de sécurité.
Les difficultés auxquelles se heurte cette tentative de restructuration en début de mandat présagent des problèmes à venir. Hier comme aujourd’hui, le manque de représentativité aux postes de commandement est l’un des principaux freins à l’émergence d’une armée nationale. L’armée devient un miroir grossissant des rapports de force sociaux et chaque communauté y mesure son poids, son influence et ses ambitions. A ce jeu, beaucoup de Tchadiens s’estiment perdants.
L’entrée du Tchad dans le club des pays producteurs de pétrole au milieu des années 2000 et les tentatives de renversement du pouvoir par des groupes rebelles en 2006 et 2008 vont inciter les autorités à investir massivement dans l’appareil militaire. Entre 2004 et 2014, le budget de l’Etat a quadruplé ; les nouvelles recettes sont avant tout mises au service de la survie du régime, avec notamment le renforcement considérable de l’armée et l’achat de matériel militaire à une dizaine de pays différents.
L’achat d’armements sophistiqués, d’avions de combat, d’hélicoptères d’attaque ainsi que d’artillerie lourde permet en 2009 à l’armée tchadienne de changer les rapports de force et de porter un coup décisif à la rébellion, cette fois sans le soutien de la France. L’apaisement des relations entre le Tchad et le Soudan ainsi que les divisions au sein des forces rebelles mettront fin à une crise politico-sécuritaire qui aura duré plus de cinq ans.
S’ensuit une période d’accalmie, et l’année 2011 marquera une nouvelle étape dans la volonté affichée des autorités de réduire les effectifs de l’armée. Elle coûte de plus en plus cher et les bailleurs du Tchad encouragent N’Djamena à faire le ménage dans l’armée et à la restreindre. Fin 2011, les autorités lancent une vaste opération de vérification des soldes, nommée « contrôle de Moussoro », du nom du chef-lieu de la région du Bahr El Ghazel, ville garnison qui abrite une importante base militaire.
Déby se rend lui-même sur place pour contrôler les effectifs de l’armée. Le grand nombre de soldats fantômes alors découverts fera dire à un homme politique tchadien de premier plan que « le président a réduit la taille de l’armée rien qu’en interrogeant les gens ». Parmi les soldats inactifs figuraient des rebelles du Mouvement pour la démocratie au Tchad (MDJT), auparavant intégrés dans l’armée, et de nombreux Soudanais. Les rumeurs de complot et l’arrestation d’officiers de la garde présidentielle semblent montrer que cette opération a mis à mal certaines « rentes de situation ».
L’armée dans la société tchadienne
La population a une relation ambivalente avec l’armée, et plus globalement avec les forces de sécurité tchadiennes. Lorsque les menaces sont aiguës, l’armée peut être perçue comme un pourvoyeur de sécurité, comme c’est le cas au lac Tchad. Dans d’autres régions, elle peut au contraire être ressentie comme une force intrusive, par exemple dans le sud du pays.
D’autres facteurs compliquent parfois la relation entre la caserne et la rue : les abus, la corruption et la participation de certains militaires à des trafics dégradent l’image de l’armée et inquiètent les autorités. Plus important encore, l’impression que des militaires, parfois appelés les « intouchables », jouissent d’une impunité alimente la colère de nombreux jeunes tchadiens.
Les défis internes que doit relever l’armée sont importants et pourtant les occasions d’en discuter sont rares
Les défis internes que doit relever l’armée sont importants et pourtant les occasions d’en discuter sont rares. Ni les acteurs politiques ni la société civile ne parviennent à instaurer un dialogue et à poser sereinement les questions du devenir des forces de défense et de sécurité et de leur nécessaire évolution.
Au Tchad, la carrière militaire peut ouvrir les portes des hautes sphères de l’Etat. Elle permet aussi aux officiers les mieux connectés d’occuper des positions lucratives. Depuis 1990, des officiers supérieurs ont ainsi eu la possibilité de s’enrichir de manière illicite : accès favorisé à des marchés publics, présence de cagnottes, qui ne se limite d’ailleurs pas aux seuls officiers, participation à des trafics, ou encore achat de troupeaux dont les bergers, bénéficiant de leur protection, violent souvent les règles traditionnelles et foncières.
Des membres de l’armée basés dans cette région stratégique étaient en contact avec des trafiquants de drogue
La participation de militaires à des trafics est aussi une source d’inquiétude pour le pouvoir. En 2010 déjà, l’interception de cocaïne dans les vivres et matériels destinés aux garnisons militaires du nord a convaincu les autorités que des membres de l’armée basés dans cette région stratégique étaient en contact avec des trafiquants de drogue.
Après la chute de Khadafi et suite à la découverte de gisements d’or dans le Tibesti, les trafics ont explosé dans le sud de la Libye, à la frontière avec le Tchad, et des militaires en ont tiré profit. Alors qu’activités d’orpaillage et racket se mêlent au sein de l’appareil sécuritaire d’Etat, le nord du pays a longtemps inquiété les autorités qui voient d’un mauvais œil la promiscuité entre hauts gradés, rebelles et mercenaires.
Les abus des forces de sécurité ne sont sans doute pas plus nombreux aujourd’hui qu’avant, mais ils sont davantage médiatisés en raison de l’usage croissant des réseaux sociaux. En juillet 2020, un colonel tchadien zaghawa a tué à bout portant un jeune mécanicien et en a blessé un second au marché central de N’Djamena. La scène, filmée, a suscité une forte colère des commerçants voisins et des passants qui s’en sont pris à lui dans la rue.
Très rapidement, la vidéo de l’évènement a circulé sur les réseaux sociaux et provoqué de vives réactions de la part des jeunes internautes. Ceux-ci dénoncent alors « l’impunité » et « la loi d’une minorité sur le reste du peuple », nourrissant parfois par ricochet des amalgames simplistes et dangereux « anti-Zaghawa ». Le colonel a finalement été arrêté et jugé. Cet évènement fait écho à de nombreuses mobilisations de la jeunesse urbaine contre l’impunité des hommes en uniforme.
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