Auteur : Amnesty International
Site de publication : Amnesty International
Type de publication : Rapport
Date de publication : 25 mai 2021
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Au cours des dernières décennies, la population de Sierra Leone a été exposée à de multiples événements traumatisants, notamment la guerre civile (1991-2002) et l’épidémie d’Ébola (2014-2016), dont les effets se sont cumulés. Le pays est maintenant en proie aux diverses répercussions de la pandémie de COVID-19. Les conséquences de ces événements sur la santé mentale persistent et s’inscrivent dans le long terme. Or, comme dans beaucoup de pays à faible revenu qui ont traversé des conflits et des crises, les services de santé mentale sont loin d’atteindre le niveau requis pour satisfaire les besoins et concrétiser les droits de la population. L’État n’a pas encore réalisé les investissements nécessaires pour tenir ses engagements politiques en matière de santé mentale, outre le fait que le soutien des donateurs est insuffisant.
La santé mentale est un droit humain, un volet essentiel du droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il s’agit d’« un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté ».
Les problèmes de santé mentale sont fortement stigmatisés dans le pays, notamment parce qu’ils sont souvent attribués à des causes surnaturelles. Les guérisseurs traditionnels demeurent le premier recours pour de nombreuses familles et, en règle générale, la population a peu de connaissances dans le domaine de la santé. Les politiques de santé publique et les représentant·e·s de l’État, y compris le président de la République, reconnaissent l’importance de la santé mentale et il existe des politiques et des stratégies destinées à améliorer le système national de santé mentale. Cependant, leur mise en œuvre se heurte à de nombreuses difficultés. En outre, les tentatives visant à abroger et à remplacer la Loi de 1902 relative à la démence, texte discriminatoire remontant à l’époque coloniale, ont accumulé les retards (un examen est en cours).
L’État n’a pas encore réalisé les investissements nécessaires pour tenir ses engagements politiques en matière de santé mentale, outre le fait que le soutien des donateurs est insuffisant
Aux termes d’un certain nombre de traités régionaux et internationaux qu’elle a ratifiés, la Sierra Leone est tenue de respecter, de protéger et de concrétiser le droit au meilleur état de santé physique et mentale susceptible d’être atteint. Cela nécessite de veiller à la disponibilité, à l’accessibilité, y compris économique, et à l’acceptabilité d’établissements, de biens et de services de santé de qualité, notamment de soins et de traitements en matière de santé mentale. Cela requiert également de reconnaître et de prendre en compte le rôle des facteurs (sociaux, économiques et environnementaux) sous-jacents qui déterminent l’état de santé en ce qu’ils sont essentiels à la santé mentale et au bien-être psychique. Les pays à revenu élevé, quant à eux, ont l’obligation de répondre aux demandes d’aide et de coopération internationales afin de contribuer à la concrétisation progressive du droit à la santé mentale, qui est l’une des composantes du droit à la santé.
Les victimes de la guerre et d’Ébola ont décrit à Amnesty International l’expérience traumatisante, souvent multiple, qu’elles avaient vécue et la détresse dans laquelle celle-ci les avait plongées. Les victimes de la guerre ont vu leur logement réduit en cendres et leurs proches tués, ont été en fuite pendant de longues périodes, craignant pour leur vie, et ont survécu à des agressions violentes, y compris des amputations. « Je les ai suppliés, j’ai dit “s’il vous plaît, épargnez-moi, au nom de Dieu” […] Ils ont répondu “Ici, Dieu c’est nous, nous décidons si vous allez vivre ou mourir” », a précisé Marie, 57 ans, lorsqu’elle a expliqué que les forces rebelles lui avaient coupé la main gauche à la fin des années 1990.
Les victimes d’Ébola ont dit que leur état de santé était si critique à l’époque qu’elles ignoraient si elles survivraient et qu’elles se souvenaient avoir été entourées de personnes qui se vidaient de leur sang. Certaines ont évoqué l’immense douleur qu’elles ont ressentie à la perte de plusieurs membres de leur famille. « Ils sont morts et j’étais seule pour les couvrir. J’avais une perfusion mais j’ai rampé pour aller leur couvrir leur visage », a déclaré Kaday, 29 ans, au sujet de son hospitalisation aux côtés de quatre membres de sa fratrie, en 2014. Après leur sortie de l’hôpital, de nombreuses victimes d’Ébola ont dû faire face aux conséquences psychosociales car le reste de la population, animée par la peur, les stigmatisait et les discriminait. La crainte répandue d’être infecté et la désinformation contribuaient à perpétuer la stigmatisation.
Les personnes interrogées ont indiqué que, des années plus tard, elles présentaient toujours divers symptômes de détresse qui, selon elles, découlaient du fait qu’elles avaient été exposées à la guerre et à l’épidémie d’Ébola. Parmi ces symptômes, elles ont cité un sentiment de tristesse, des explosions de colère, une irritabilité, des troubles du sommeil et des cauchemars, ainsi que des pensées intrusives. Plusieurs d’entre elles ont évoqué une peur persistante de la mort, en précisant que la pandémie de COVID-19 était un élément déclencheur. « On a toujours l’impression que, parce qu’on a été infecté par le virus Ébola à l’époque, on va mourir prochainement. C’est gravé dans mon esprit et je crois toujours que je peux décéder à tout moment, ça continue à me hanter », a déclaré Titi, 42 ans.
Chez les victimes de la guerre et d’Ébola, l’affaiblissement physique, les douleurs chroniques persistantes et les autres complications médicales continuent de provoquer une grande détresse, et l’impossibilité de s’offrir des soins de santé et des médicaments de qualité ne fait qu’aggraver la situation. La faible disponibilité des dispositifs d’assistance et des prothèses, essentiels pour que les personnes handicapées puissent mener une vie active et indépendante, a également une incidence sur la santé mentale de certaines des victimes interrogées. Les victimes de la guerre et d’Ébola ont déploré la réduction de leurs possibilités de subsistance et ce qu’elles ont qualifié de promesses non tenues des pouvoirs publics en matière de protection sociale. Les spécialistes soulignent que la pauvreté est un facteur de risque important du point de vue de la santé mentale, ce que confirment les témoignages de nombreuses victimes, dont la situation financière catastrophique leur a donné le sentiment d’être abandonnées. « On nous oublie sur beaucoup de plans », a déclaré Mariatu, 40 ans, victime d’Ébola, au sujet de l’État et des organisations internationales qui apportaient leur aide à l’époque.
Les personnes interrogées ont indiqué que, des années plus tard, elles présentaient toujours divers symptômes de détresse qui, selon elles, découlaient du fait qu’elles avaient été exposées à la guerre et à l’épidémie d’Ébola
Immédiatement après leur expérience traumatisante, alors que les services et les ressources manquaient cruellement, certaines victimes ont bénéficié d’un soutien psychosocial et d’autres non. Pendant et après la guerre, l’aide psychologique a été majoritairement dispensée par des religieux musulmans ou chrétiens et par des organisations non gouvernementales (ONG), y compris par des groupes confessionnels. L’appui familial a été crucial pour bien des victimes. L’aide en matière de santé mentale a été plus forte au moment de la crise d’Ébola, selon les témoignages des victimes et d’autres éléments. Cette démarche, pilotée par des acteurs humanitaires et l’État, a notamment consisté à déployer des infirmiers et infirmières spécialisés en santé mentale qui avaient été formés peu de temps auparavant et venaient renforcer le système de santé publique. Plusieurs des personnes interrogées ayant bénéficié de soins de santé mentale et de services psychosociaux pendant ces périodes d’urgence ont insisté sur la valeur de ce soutien, qui a grandement contribué notamment à ce que les victimes d’Ébola puissent surmonter leur stigmatisation au sein de la société. Cependant, de nombreuses personnes en ont été exclues : sur les 25 personnes interrogées, neuf victimes de la guerre et deux victimes d’Ébola ont déclaré n’avoir reçu aucune aide psychologique, ou une aide minimale, même pendant la période d’urgence.
Après la phase d’urgence, la prestation de services de santé mentale a diminué. Au moment où Amnesty International a réalisé les entretiens, 15 des 25 victimes de la guerre et d’Ébola n’avaient pas connaissance d’une quelconque offre de consultations psychologiques, que ce soit dans des établissements publics ou par des ONG. Certaines victimes ont fait part de leurs préoccupations quant aux services publics de santé mentale, notamment s’agissant du respect de la vie privée et du coût. D’autres estimaient que ces services ne s’adressaient qu’aux personnes souffrant de pathologies mentales « graves ». Les témoignages mettent en évidence l’absence d’interventions psychosociales ailleurs que dans les zones où se concentrent les services, au sein des établissements de soins, tout en soulignant la nécessité de renforcer la confiance à l’égard des services publics et les connaissances de la population en matière de santé mentale. Faute de soins prodigués au niveau local, de nombreuses personnes se sont tournées vers des réseaux de soutien par des pairs. « La seule aide psychologique que nous ayons […] c’est entre victimes », a déclaré Lansana, 30 ans, victime d’Ébola.
Selon les recherches d’Amnesty International, les interventions psychosociales effectuées dans le cadre de l’action humanitaire pendant la phase d’urgence ont apporté une aide certes importante, mais temporaire. Or, il faut que ces mesures deviennent partie intégrante des services publics pour être pérennes et efficaces à long terme. En Sierra Leone, le manque cruel de soins de santé mentale, tant pour les victimes d’expériences traumatisantes que pour la population générale, persiste. En dépit des efforts consentis pour construire un système de santé mentale qui remonte à plus d’une décennie, il reste des obstacles à lever pour satisfaire les besoins même les plus élémentaires dans ce domaine, et la plupart de ces freins se reflètent dans l’ensemble du secteur de la santé.
Les spécialistes soulignent que la pauvreté est un facteur de risque important du point de vue de la santé mentale, ce que confirment les témoignages de nombreuses victimes, dont la situation financière catastrophique leur a donné le sentiment d’être abandonnées
Parmi ces obstacles, citons le manque de professionnel·le·s qualifiés dans le domaine de la santé mentale. L’État et les partenaires internationaux ont entrepris de former des équipes de professionnel·le·s de la santé mentale mais le pays dispose actuellement, pour prendre en charge sept millions de personnes, d’un personnel limité, constitué principalement de trois psychiatres et d’une vingtaine d’infirmiers et infirmières spécialisés. Il n’y a pas de psychologues dans la fonction publique. Ces dernières années, l’État et les organisations partenaires ont dispensé un programme de formation et de sensibilisation à la santé mentale à quelques soignant·e·s non spécialistes, ainsi qu’à des travailleuses et travailleurs sociaux, à des guérisseurs traditionnels et à des bénévoles du secteur associatif, mais ces initiatives doivent être plus systématiques et faire l’objet d’un suivi étroit, d’une évaluation et d’une supervision.
Les quelques infirmiers et infirmières spécialisés qui travaillent dans des hôpitaux de district ne bénéficient pas d’un appui suffisant, notamment en ce qui concerne les conditions de travail au sens physique, la protection contre l’épuisement professionnel et les perspectives d’évolution de carrière. Plusieurs paient eux- mêmes leurs frais de transport lorsqu’ils se rendent chez des patients, par exemple. Il y a une pénurie extrême de médicaments psychotropes et ceux-ci ne sont généralement pas achetés par l’État mais donnés par des ONG. En outre, les déclarations et les engagements écrits dans lesquels les pouvoirs publics reconnaissent l’importance de la santé mentale ne se sont pas matérialisés par la création de lignes budgétaires correspondantes.
Globalement, les rares services officiels de santé mentale qui sont proposés demeurent fortement centralisés, et la carence de soins au niveau local est nette. « Nous avons besoin de ce type d’appui et de ce type d’aide psychologique au niveau local pour que les personnes qui ont [subi] des expériences traumatisantes et les personnes qui sont soumises actuellement à un stress de ce genre puissent comprendre que la vie doit suivre son cours, [qu’]elles ont une vie et doivent la vivre », a expliqué Amina, l’une des victimes de la guerre ayant fait part de ses préoccupations quant aux frais liés aux consultations à l’hôpital. « Nous voulons des services près de chez nous. Si c’est à proximité, ça aidera des gens. »
Au niveau mondial, seul 1 % de l’aide au développement consacrée à la santé est affecté à la santé mentale, alors que de plus en plus d’éléments soulignent l’importance de tels investissements. Dans le contexte de la Sierra Leone, les spécialistes de la santé mentale et les acteurs de l’action humanitaire et du développement qui travaillent dans le pays ont indiqué à Amnesty International que peu d’appels de donateurs concernaient la santé mentale. Tous les éléments tendent pourtant à démontrer qu’il s’agit d’une approche à courte vue. Par exemple, les infirmières et infirmiers en santé mentale formés et affectés jusqu’en 2013 dans le cadre d’investissements destinés à améliorer le système de santé étatique ont joué un rôle vital pendant l’épidémie d’Ébola, ce qui souligne qu’il importe de renforcer les structures et de réaliser ce travail préparatoire avant les crises. De plus, les équipes de recherche en santé mentale qui expérimentent et mettent en application des interventions fondées sur des éléments factuels ciblant des jeunes touchés par la guerre, par l’intermédiaire de plateformes telles que les établissements scolaires et les programmes d’emploi ont constaté des améliorations du fonctionnement quotidien de ces individus et de leurs relations interpersonnelles, ainsi que de leur aptitude à gérer leurs émotions.
Les déclarations et les engagements écrits dans lesquels les pouvoirs publics reconnaissent l’importance de la santé mentale ne se sont pas matérialisés par la création de lignes budgétaires correspondantes
Bien que la Sierra Leone soit soumise à des contraintes budgétaires et rencontre de nombreuses difficultés, elle doit en faire bien davantage pour améliorer les services de santé mentale afin de remplir à la fois ses obligations en matière de droits humains et ses objectifs de développement. À cet effet, elle doit solliciter explicitement une assistance technique et financière au profit de son système de santé mentale auprès de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et d’autres partenaires régionaux et internationaux, y compris l’OMS. L’un des objectifs essentiels de cette assistance doit être l’élaboration d’un plan ciblé assorti de modalités de financement (il n’existe actuellement aucune ligne budgétaire consacrée à la santé mentale) et d’une stratégie relative aux ressources humaines. Il faut également que l’État demande aux donateurs qui participent aux programmes de santé d’affecter spécifiquement au moins 5 % des fonds aux services de santé mentale. Il doit profiter de l’élan mondial en faveur de la santé mentale dans le contexte de la pandémie de COVID-19 pour rallier l’appui qui lui permettra de mettre en place un système de soins durable.
Compte tenu du temps et des ressources nécessaires pour intégrer pleinement la santé mentale dans le système de santé de base du pays, l’État doit s’efforcer en parallèle, en collaboration avec des partenaires internationaux, d’expérimenter et de réaliser des interventions de santé mentale fondées sur des éléments factuels au moyen des plateformes existantes, comme les unités de soins de base, les écoles et les programmes concernant la nutrition et l’alimentation, la santé sexuelle et reproductive et la prévention des grossesses chez les adolescentes, les moyens d’existence et l’emploi, et la réduction de la pauvreté. Il faut également que les pouvoirs publics accélèrent l’adoption d’une nouvelle législation sur la santé mentale pour remplacer la Loi de 1902 relative à la démence, à la fois discriminatoire et obsolète, en engageant un processus consultatif et participatif auprès de toutes les parties prenantes, y compris les personnes présentant un handicap psychosocial et les organisations de la société civile.
Les donateurs, quant à eux, doivent plaider davantage auprès de l’État pour qu’il apporte à la santé mentale le soutien qu’elle mérite. Ils doivent fournir une assistance technique et financière, notamment appuyer le renforcement des capacités afin que le pays puisse élaborer les programmes de financement et la stratégie en matière de ressources humaines qui sont nécessaires pour résorber les énormes carences concernant l’accès aux services de santé mentale. En augmentant leurs contributions au renforcement du système de santé mentale, les donateurs doivent aussi redoubler d’efforts pour apporter leur concours aux campagnes de sensibilisation visant à lutter contre la stigmatisation des problèmes de santé mentale. Il est plus que temps de cesser de traiter la santé mentale comme une option et de commencer à l’envisager comme un service essentiel et un droit fondamental.