Auteur : Miriam Perier
Site de publication : SciencesPo
Type de publication : Entretien
Date de publication : 27 février 2021
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Suite à la destruction de biens culturels classés au patrimoine mondial au Mali, en Irak et en Syrie entre 2012 et 2015, de nouveaux instruments ont été mis en place par le Conseil de sécurité de l’ONU. Désormais, ce dernier est en mesure d’accorder aux opérations de paix onusiennes un mandat de protection des biens culturels s’ils sont menacés lors d’un conflit armé.
En analysant l’intégration de la protection des sites culturels dans le mandat des opérations de paix onusiennes, quel était votre objectif ?
Mathilde Leloup : L’idée était de démontrer que le patrimoine culturel, une question sous-étudiée en science politique, constitue une entrée pertinente pour comprendre les tensions actuelles du multilatéralisme.
À partir de juin 2012, le nord du Mali est occupé par le groupe terroriste Ansar Dine qui détruit les mausolées et les manuscrits de Tombouctou. En réaction, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte, le 25 avril 2013, la résolution 2100 qui demande à la nouvelle opération de paix onusienne lancée au Mali (MINUSMA) de « protéger les sites culturels et historiques du pays contre toutes attaques ». En 2015, les sites classés de Mossoul, Hatra (Irak) et Palmyre (Syrie) font à leur tour l’objet de destructions par l’État islamique.
L’exemple de la MINUSMA devient alors le cœur d’un fervent plaidoyer de l’UNESCO pour la systématisation de la protection du patrimoine culturel immobilier (les monuments et les sites archéologiques) par les missions onusiennes. Deux ans plus tard, la résolution 2347 qui érige la MINUSMA en modèle pour les futures opérations de paix est adoptée.
Si la protection du patrimoine culturel par la MINUSMA est passée du statut d’événement isolé à celui de symbole international, c’est parce qu’elle donne corps à l’humanité, une notion aussi complexe que séduisante pour les organisations internationales. En droit, l’humanité est traditionnellement pensée à la fois par ce qui la menace — ses ennemis — et par ce qu’elle possède — un patrimoine commun. Ainsi, le fait que des sites du patrimoine mondial aient fait l’objet d’attaques systématiques par des groupes terroristes entre 2012 et 2015 a paradoxalement fait apparaitre leur protection comme un « besoin de l’humanité » et renforcé le rôle de certains acteurs (l’UNESCO entre autres) au sein du multilatéralisme.
Quelles ont été les stratégies mobilisées pour parvenir à cette fin ?
Dans une situation de crise, l’émergence d’un héros est permise par l’identification de coupables et de victimes. Cette hypothèse est née du constat selon lequel la crise de 2012 à 2015, lors de laquelle les sites culturels du patrimoine mondial ont été détruits, s’apparente aux atmosphères de « panique morale » et d’« euphorie morale » analysées et conceptualisées par Matthew Flinders et Matthew Wood.
À partir de juin 2012, le nord du Mali est occupé par le groupe terroriste Ansar Dine qui détruit les mausolées et les manuscrits de Tombouctou. En réaction, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte, le 25 avril 2013, la résolution 2100 qui demande à la nouvelle opération de paix onusienne lancée au Mali (MINUSMA) de « protéger les sites culturels et historiques du pays contre toutes attaques »
La panique morale conduit à l’émergence d’un « agent social (groupe, communauté, individu) qui est craint par la société du fait de la déviance morale présumée de son comportement ». L’euphorie morale mène, pour sa part, à celle d’un « agent social (groupe, communauté, individu) qui est aimé et admiré par la société du fait de la force morale de son comportement». Cette opposition m’a permis de parvenir au triptyque de la criminalisation/héroïsation/victimisation. Ainsi, pour se présenter en « défenseurs de l’humanité », l’UNESCO (mais aussi à une autre échelle sa Directrice générale et certains de ses États membres) ont identifié les coupables des atteintes envers le patrimoine culturel (processus de criminalisation). Parallèlement, ils ont identifié les victimes, c’est-à-dire les populations qui ont vécu la destruction des sites (processus de victimisation). À terme, cela leur a permis d’apparaître comme les héros de cette crise (processus d’héroïsation).
Selon vous, ce procédé sert également des objectifs de politique propres à l’UNESCO….
Oui, en réalité, ce triple processus révèle une instrumentalisation de la notion d’humanité à des fins politiques de la part des défenseurs d’une protection systématique du patrimoine culturel par les opérations de paix. De fait, il leur a offert l’opportunité de se repositionner dans la « hiérarchie du multilatéralisme » tout en recouvrant paradoxalement toutes leurs actions du « voile enchanté de l’apolitisme » décrit par Jacques Lagroye(4). Il a ainsi permis à l’UNESCO, qui souffrait depuis sa création en 1945 d’une absence de mandat opérationnel, d’être reconnue comme un « acteur humanitaire » (au même titre que le PNUD ou l’UNICEF) lors du Sommet mondial sur l’action humanitaire d’Istanbul de 2016.
Il a aussi donné la possibilité à la Directrice générale d’alors, Irina Bokova (2009-2017), d’apparaître comme une candidate crédible à la succession de Ban Ki-moon au poste de Secrétaire générale de l’ONU durant sa campagne de 2016. Enfin, il a facilité l’obtention d’un siège de non-permanent au Conseil de sécurité à certains États, comme l’Italie.