Auteur (s) : Marc-Antoine Pérouse de Montclos
Type de publication: Article
Date de publication : 2013
Lien vers le document original
Attentats suicides, attaques à répétition contre les forces de l’ordre, enlèvement spectaculaire de toute une famille française dans le parc de Waza à la frontière du Cameroun : la secte islamiste Boko Haram a remis le Nigeria sous les feux de l’actualité. D’aucuns craignent en effet que les insurgés n’établissent une connexion opérationnelle avec les éléments d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) qui ont dû fuir le Nord du Mali devant la poussée de l’armée française. Malgré (ou à cause de) la férocité de la répression gouvernementale, la résilience de Boko Haram pose, en outre, de sérieuses questions sur la capacité de l’État nigérian à maîtriser de tels soulèvements.
Dans les régions d’implantation de la secte, autour de la ville de Maiduguri, les troupes envoyées par Abuja ne se soucient guère des dégâts collatéraux, et font face à une grande impopularité dans la population. Enfin et surtout, la dérive terroriste d’une toute petite partie de la mouvance islamiste locale réveille les craintes de partition confessionnelle d’une nation inachevée et fragile, encore mal remise des traumatismes de la tentative de sécession du Biafra entre 1967 et 1970.
En dépit des apparences, le Nigeria n’est en fait pas au bord de la rupture ou de la guerre civile. L’immense majorité des musulmans du pays ne se retrouvent absolument pas dans les thèses extrémistes de Boko Haram, dont la déviance doctrinaire est même condamnée par les groupes les plus fondamentalistes. De plus, l’establishment islamique du Nord ne veut certainement pas d’une partition confessionnelle, qui le priverait des ressources pétrolières du delta dans le Sud à dominante chrétienne.
Les théories simplificatrices du « choc des civilisations » doivent à cet égard être relativisées. Dans le cas du Nigeria, elles opposent trop souvent un Nord musulman à un Sud chrétien sans prendre en compte la complexité des brassages de populations et des positionnements identitaires des communautés locales.
La résilience de Boko Haram pose, en outre, de sérieuses questions sur la capacité de l’État nigérian à maîtriser de tels soulèvements
En revanche, les crispations religieuses que le phénomène Boko Haram a exacerbées dans le pays le plus peuplé d’Afrique doivent être prises en compte.
Charia et « politisation » de l’islam : un héritage colonial
Seule la poussée démographique laisse en réalité supposer l’éventualité d’une islamisation du Nigeria par la natalité, et certainement pas par la mort, la guerre sainte, l’extermination des chrétiens ou la conquête territoriale. La politisation de l’islam, elle, est autrement plus difficile à apprécier. D’un point de vue historique, on devrait plutôt parler d’une dépolitisation.
Aujourd’hui, les virulents débats sur l’application de la charia se développent en effet dans le cadre d’un État fédéral qui, malgré tout, se veut favorable à la liberté de religion. Dans des proto-États théocratiques comme le califat de Sokoto, en revanche, l’islam était au pouvoir et ses émirs avaient instauré un ordre basé sur la justice coranique. Ce sont les Britanniques qui ont mis un coup d’arrêt à la poussée expansionniste et militaire des musulmans du Nord sahélien vers les régions boisées du Sud.
Depuis 1960, le sentiment d’une politisation de l’islam nigérian doit en fait beaucoup à la vision idéalisée que l’on avait du rôle d’un État « laïque » au moment de l’indépendance. Mais le retour de la religion sur la scène publique n’est qu’apparent car, en réalité, les questions confessionnelles ont toujours été importantes dans les pays en développement.
Le colonisateur s’est appuyé sur l’establishment musulman pour administrer à moindre coût l’immense région du Nord. Ce faisant, il a conforté le pouvoir de la noblesse haoussa-peule et des héritiers d’Ousman dan Fodio
De plus, l’idée selon laquelle l’application de la charia était plus « douce » du temps des Britanniques doit être reconsidérée. Contrairement à ce que prétendent la plupart des médias occidentaux, le droit islamique n’a nullement été introduit en 1999, lorsque les militaires nigérians ont rendu le pouvoir aux civils. En fait, c’est le domaine d’application de la charia qui a alors été étendu aux affaires pénales : un retour aux origines, en quelque sorte, puisque c’était déjà le cas pendant la colonisation.
Le rôle du colonisateur a certes été ambigu. D’un côté, les Britanniques ont, en 1903, défait par les armes le califat de Sokoto, passé après 1914 sous la tutelle d’une capitale fort éloignée, à l’époque à Lagos. De l’autre, le colonisateur s’est appuyé sur l’establishment musulman pour administrer à moindre coût l’immense région du Nord. Ce faisant, il a conforté le pouvoir de la noblesse haoussa-peule et des héritiers d’Ousman dan Fodio, entre-temps ralliés à la Couronne britannique.
Du djihad à la conversion forcée : le chaînon manquant
Le Nord-Nigeria demeure très éloigné du modèle saoudien. La charia n’y est pas la principale source de droit, contrairement à ce que mentionnait une carte publiée par Le Monde daté du 10 janvier 2012. En dernier ressort, c’est bien la justice d’un État « laïque » qui prévaut. À présent, la difficulté est plutôt d’analyser sereinement un problème qui a très largement été embrouillé par le sensationnalisme des médias occidentaux, l’influence des lobbies féministes, les pressions des groupes de défense de la chrétienté, la rhétorique antiterroriste des spécialistes de la sécurité et, in fine, le succès des théories culturalistes du choc des civilisations.
Historiquement, il se trouve que le Coran a souvent fourni l’étendard et les fondements moraux de rébellions, contre le colonisateur autrefois, ou contre une classe dirigeante corrompue et « impie » aujourd’hui. Les exemples ne manquent pas – révolte mahdiste du Soudan en 1885, guerre sainte de la Senusiya de Libye en 1917, rébellion du « Mollah fou » de la Somalie britannique en 1920 –, et doivent être gardés à l’esprit pour apprécier la portée de groupes comme Boko Haram au Nigeria, ou AQMI dans le Nord du Mali, dont l’emprise territoriale est bien moins affirmée et étendue.
On estime qu’en 1900 14 % des habitants de l’Afrique subsaharienne étaient musulmans et 9 % chrétiens, contre respectivement 29 % et 57 % en 2010. Autrement dit, on peut davantage parler d’une christianisation du continent noir au cours du siècle passé. Les idées reçues à propos d’une islamisation quantitative de l’Afrique subsaharienne ne sont absolument pas confirmées. Dans le Sud du Nigeria, on relève bien quelques cas de conversion à l’islam en pays ibo ou dans le delta du Niger.
Le Nord-Nigeria demeure très éloigné du modèle saoudien. La charia n’y est pas la principale source de droit, contrairement à ce que mentionnait une carte publiée par Le Monde daté du 10 janvier 2012
Dans le Sud-Ouest du Nigeria, le pays yorouba, lui, a été islamisé bien avant, peut-être dès le xviiie siècle. D’après un recensement conduit dans la seule ville de Lagos par le colonisateur en 1891, par exemple, 44% des 32 000 habitants de l’agglomération à l’époque s’avéraient être musulmans. Reflet de cette présence ancienne, tous les gouverneurs de Lagos élus après l’indépendance (Lateef Jakande en 1979-1983, Bola Tinubu en 1999-2007 et Raji Fashola depuis 2007) ont été musulmans, à l’exception du bref intermède de Michael Otedola en 1992-1993.
Toutefois, les études disponibles en relativisent largement la portée. En Afrique subsaharienne en général, et au Nigeria plus particulièrement, les sondages du Pew Research Center montrent que ni l’islam ni le christianisme ne se développent au détriment l’un de l’autre.nLe Nigeria est aujourd’hui le sixième pays du monde à l’aune du nombre de musulmans.
On estime qu’en 1900 14 % des habitants de l’Afrique subsaharienne étaient musulmans et 9 % chrétiens, contre respectivement 29 % et 57 % en 2010
Au Nigeria, comme dans d’autres pays africains à la lisière du Sahel, la démographie des religions est en revanche un enjeu de tensions politiques et symboliques qui expriment bien les inquiétudes récurrentes de nations inachevées, quoi qu’il en soit par ailleurs de la proportion réelle de musulmans ou de chrétiens. En témoignent les récentes déclarations d’un ancien responsable de la Commission Population à Abuja, pour qui le prochain recensement, prévu en 2016, n’a aucune chance d’aboutir si on y ajoute des questions relatives aux appartenances confessionnelles et ethniques des habitants.
Le sujet est explosif et d’autant plus sensible qu’il réveille le spectre du djihad d’Ousman dan Fodio. De surcroît, il se développe dans un pays réputé être « le plus religieux du monde », si l’on en croit les résultats contestables d’un sondage de 2006 selon lequel 90 % des Nigérians disaient croire en Dieu, prier régulièrement et être prêts à mourir pour défendre leur foi.
Au Nigeria, comme dans d’autres pays africains à la lisière du Sahel, la démographie des religions est en revanche un enjeu de tensions politiques et symboliques qui expriment bien les inquiétudes récurrentes de nations inachevées
De ce point de vue, la crainte d’une islamisation par la guerre, la conversion ou la natalité doit certainement être relativisée par son pendant chrétien. Les évangélistes et pentecôtistes de tous acabits ont en effet marqué beaucoup de points. Quant aux anglicans du Nigeria, ils sont désormais plus nombreux qu’en Grande-Bretagne, ce qui n’est pas sans provoquer des problèmes avec l’Église d’Angleterre. Les catholiques ont également acquis un poids suffisant pour revendiquer une participation grandissante aux affaires du Vatican, par exemple au moment de l’élection du pape.
En d’autres termes, tant l’islamisation que la christianisation d’un pays émergent comme le Nigeria sont susceptibles de modifier les équilibres régionaux et mondiaux dans les années à venir. Elles doivent être appréhendées conjointement, et non de façon séparée. De même, l’analyse ne doit pas être limitée au seul cas de la dérive terroriste de Boko Haram. Fort ancienne, l’intrusion de la religion dans le champ politique mérite d’être étudiée un peu plus finement qu’à travers le prisme du terrorisme et du choc des civilisations.
Les Wathinotes sont soit des résumés de publications sélectionnées par WATHI, conformes aux résumés originaux, soit des versions modifiées des résumés originaux, soit des extraits choisis par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au thème du Débat. Lorsque les publications et leurs résumés ne sont disponibles qu’en français ou en anglais, WATHI se charge de la traduction des extraits choisis dans l’autre langue. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.
The Wathinotes are either original abstracts of publications selected by WATHI, modified original summaries or publication quotes selected for their relevance for the theme of the Debate. When publications and abstracts are only available either in French or in English, the translation is done by WATHI. All the Wathinotes link to the original and integral publications that are not hosted on the WATHI website. WATHI participates to the promotion of these documents that have been written by university professors and experts.