Auteur (s): International Crisis Group (ICG)
Type de publication : Rapport
Date de publication : 13 Décembre 2018
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Le 23 février 2013, des avions de l’opération française Serval, lancée au Mali le mois précédent, bombardent un convoi armé qui s’apprête à prendre la petite ville d’InKhalil, à la frontière avec l’Algérie. L’opération est motivée par la présence supposée de combattants jihadistes dans le convoi et a aussi pour but, plus officieux, de protéger des éléments du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), un groupe séparatiste qui a ponctuellement combattu aux côtés des troupes françaises, déployés peu avant dans cette ville.
Une autre version des faits circule rapidement : les éléments ciblés étaient au service de commerçants arabes qui voulaient récupérer des biens pillés par des trafiquants et coupeurs de route touareg, en particulier issus de la tribu idnan, avec lesquels ils se disputent le contrôle du point de passage entre l’Algérie et le Mali dans la zone d’In-Khalil et Bordj Badji Mokhtar (Algérie).
Ces commerçants estiment leurs pertes à plusieurs milliards de francs CFA (plusieurs millions d’euros), pour l’essentiel des véhicules mais aussi, selon des sources proches de ces milieux, des cargaisons de drogue. Pendant plusieurs années, le non-règlement de l’épisode d’In-Khalil a empoisonné les relations entre groupes armés, en particulier entre le MNLA et le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), du moins l’aile proche de l’État malien, provoquant des tensions et des affrontements localisés.
Cette affaire illustre les liens qui se sont établis entre les groupes politico-militaires, les communautés et les narcotrafiquants, et montre qu’ils jouent parfois un rôle décisif dans les épisodes de violence armée. Le Nord du Mali n’est pas une zone de production de drogue, ni même la seule zone de transit dans l’espace ouest-africain. Pourtant, les conséquences du narcotrafic sur le pays sont sans équivalent dans la région.
Depuis les années 2000, le narcotrafic a joué un rôle dans le développement de formes et de niveaux de violence armée inédits. Dans un contexte d’affaiblissement de l’État central et de montée des insurrections armées, y compris jihadistes, les trafics de drogue sont devenus à la fois un enjeu central et une ressource essentielle des luttes qui redéfinissent les rapports de force politiques dans le Nord du pays.
Des trafics plus concurrentiels et militarisés au Nord du Mali
La circulation illicite de produits subventionnés venus d’Algérie a longtemps été centrale pour la survie des sociétés du Nord du Mali. A partir des années 1990 et surtout 2000, la circulation de nouveaux produits à la fois illégaux et à forte valeur ajoutée, notamment les armes et la drogue, a ouvert une nouvelle phase, caractérisée par une militarisation progressive.
Cette militarisation d’une partie de l’économie, relativement récente, a des conséquences très importantes sur les relations politiques dans le Nord du Mali.
Le développement du narcotrafic : entre ruptures et continuités
Les estimations des volumes de drogue transitant par le Nord du Mali sont approximatives car principalement fondées sur les saisies, très rares dans la bande sahélo-saharienne. Mais selon l’Institut français des relations internationales (IFRI), près d’un tiers de la production marocaine de haschich, soit 300 tonnes, aurait transité par le Sahel en 2010, dont probablement une très grande partie par le Nord du Mali.
La drogue transitant par le Nord du Mali suit des axes régionaux relativement stables, même si les parcours peuvent être ajustés. Tous les flux de haschich viennent du Maroc pour rejoindre la Libye et le Tchad, puis l’Egypte, via le Niger ou le Sud de l’Algérie ; la cocaïne quitte les ports d’Afrique de l’Ouest pour rejoindre ceux du Maghreb.
La localité d’In-Khalil, située à quelques kilomètres de la localité algérienne de Bordj Badji Mokhtar, était dans les années 2000 la principale plaque tournante du trafic de drogue et d’armes au Nord du Mali.
Le désengagement de l’Etat en 2012 a contribué à la diversification des routes au Nord et a favorisé ou suscité l’émergence de nouvelles plaques tournantes comme Tabankort (vallée du Tilemsi au nord de la région de Gao), Ber ou Lerneb (respectivement à l’est et à l’ouest de Tombouctou).
Les routes empruntées entre ces lieux varient en fonction de la situation sécuritaire, de la pression exercée par les États de la sous-région ou les acteurs internationaux.
Les revenus générés par la drogue ont encouragé un nombre croissant d’individus à se spécialiser soit dans la capture des convois, soit dans leur protection. Le narcotrafic, notamment celui du haschich, s’est relativement « démocratisé » à la fin des années 2000 et de nouveaux acteurs sont apparus, issus des principales communautés du Nord.
Le narcotrafic et la violence armée
Pour se développer, le trafic de drogue a besoin d’un État indifférent, complice, tolérant ou incapable d’y mettre un terme. Il peut néanmoins pâtir d’une absence totale de l’État et du désordre que cela génère. L’inaptitude des forces de sécurité maliennes à contrôler de vastes territoires désertiques, à l’inverse de la Mauritanie et surtout de l’Algérie, a favorisé le développement de réseaux trafiquants plus autonomes et surtout concurrents.
Dans le Nord du Mali, les trafiquants doivent protéger leurs cargaisons des interceptions. Dotés d’importants moyens financiers, ils s’appuient sur des services d’escorte utilisant généralement des pick-ups équipés de mitrailleuses lourdes.
La sécurisation des routes entre les différentes plaques tournantes du trafic de drogue génère une importante activité économique. De nouveaux acteurs issus des rébellions apportent aux réseaux de trafiquants le savoir-faire militaire dont ils ont besoin. Si les filières sont souvent tenues par des commerçants, les acteurs qui assurent le transport et la sécurisation des convois ont le profil de combattants. Faute de processus de désarmement abouti, des armes utilisées lors des deux dernières rébellions survenues au Mali (1990-1996 ; 2006-2009) continuent de circuler.
La crise libyenne de 2011 a amplifié cette dynamique avec le retour dans le Nord du Mali de plusieurs centaines de combattants touareg jadis sous les ordres de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. Pour ces hommes dont le capital principal est le maniement des armes, la reconversion dans l’économie des narcotrafics (convoyage ou interception) est attractive.
Trafics et communautés
Même si les règlements de comptes entre trafiquants n’affectent pas directement les populations civiles, le narcotrafic a un effet important sur les rapports de force locaux, notamment sur les relations entre communautés. Les grands trafiquants ou coupeurs de route ont acquis une influence politique locale, voire nationale, et ont investi dans leurs communautés pour se constituer une « clientèle ». Ils sont ainsi devenus des « notables locaux », néanmoins controversés.
De nombreux trafiquants ont acquis un statut de « bandit social », s’en prenant aux tribus rivales mais redistribuant une partie de leurs gains à leurs proches, reproduisant des pratiques similaires aux anciennes razzias. A Kidal par exemple, un trafiquant de premier plan investit beaucoup dans son village d’origine (construction de digue et de puits, achat de groupes électrogènes) et prend en charge les soins de santé de sa communauté ; il peut arriver que certains financent même des festivals religieux ou la construction de mosquées.
Ils sont l’une des incarnations de la réussite économique et sociale au Nord du Mali, en dépit de la réprobation morale qui entoure parfois leur activité criminelle.
L’émergence de grands trafiquants modifie la sociologie des élites au Nord du Mali. Elle accentue un processus de fractionnement tribal, engagé avec la politique de décentralisation initiée en 1993, et s’avère corrosive pour les formes d’autorité dites « traditionnelles ».
Ceux qui réussissent dans la drogue utilisent leurs moyens financiers pour consolider leur assise territoriale et certains créent leur propre fraction tribale. Cette dynamique est particulièrement prégnante dans la région de Tombouctou.
L’autorité des chefs de tribus s’en trouve affaiblie, fragilisant ainsi les mécanismes traditionnels de résolution des conflits. Les rivalités entre trafiquants, qui organisent une partie de leurs réseaux sur les solidarités familiales et tribales, dégénèrent parfois en conflits ouverts. Ainsi, le conflit qui oppose les tribus arabes des Mechdouf et des Lamhar est directement lié à des rivalités entre quelques grands trafiquants.
Cette rivalité s’est transformée en conflit armé dans le cadre de la rébellion de 2012 puisqu’elle a joué un rôle important dans la scission du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA) en deux branches en 2014, dont l’une a rejoint la Plateforme et l’autre la CMA. Cette concurrence entre narcotrafiquants issus de communautés différentes vient exacerber des tensions intercommunautaires préexistantes, notamment entre tribus « nobles » et « vassales ».
Ces luttes entre tribus – ou ceux qui prétendent les représenter – sont à la fois politiques et économiques : les revenus générés par les trafics deviennent un enjeu car ils permettent de financer l’appareil guerrier de chaque tribu et d’affaiblir celui de la tribu ennemie.
Les trafiquants entre l’État et les rebelles
Le trafic de drogue perturbe les dynamiques communautaires locales, mais interfère aussi avec les dynamiques politiques locales et nationales. En effet, les ressources générées par les trafics constituent désormais un capital précieux, voire indispensable, pour faire de la politique au Nord du Mali. Le contrôle des trafics est donc devenu un enjeu central pour qui veut affirmer des liens privilégiés avec l’État ou au contraire se rebeller contre lui.
Les grands trafiquants deviennent des entrepreneurs politiques dont l’influence se fait sentir dans les campagnes électorales du Nord du Mali. Certains se lancent dans une carrière politique en se présentant aux élections locales ou législatives. D’autres préfèrent rester dans l’ombre et financent les campagnes électorales de leurs protégés ou de leurs parents.
L’accès au pouvoir politique est à la fois source d’enrichissement direct (accès aux marchés publics) et d’avantages politiques et administratifs : immunité parlementaire, passeport et valise diplomatique, accès aux plus hautes institutions de L’État, établissement d’actes administratifs. Ces réseaux politiques nationaux sont des gages indispensables d’influence et de protection des trafics. Ils se doublent d’appuis politiques au plus haut niveau dans la sous-région.
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