Auteur(s) : International Crisis Group (ICG)
Type de publication : Rapport
Date de publication : 13 Décembre 2018
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Les trafics au coeur de la crise malienne
Le lien entre trafics, conflits communautaires et intérêts étatiques s’est donc noué au milieu des années 2000. Avec la crise de 2012, cependant, les connexions entre économie, violence et politique au Nord du Mali prennent une nouvelle dimension. Les réseaux trafiquants organisés en partie sur une base communautaire ont infiltré la rébellion de 2012 plus que les précédentes. Les trafiquants utilisent leurs liens avec les groupes armés pour poursuivre, voire développer leurs activités.
En 2012, un lien affaibli des narcotrafiquants avec l’Etat
Début 2012, l’Etat central et ses représentants évacuent précipitamment le Nord du pays alors qu’une coalition souple de groupes armés s’empare de la zone. Le groupe séparatiste Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) est progressivement supplanté par des groupes djihadistes qui prennent le contrôle des trois principales villes du Nord dès juin 2012 : le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) à Gao, Ansar Eddine à Kidal et al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) à Tombouctou. La débandade de l’Etat est telle que les réseaux trafiquants doivent non seulement composer avec les nouveaux « hommes forts » de la région, comme en 2006, mais aussi s’en rapprocher.
Les choix d’alliances divisent parfois les narcotrafiquants, comme les communautés. Confrontés au retrait soudain de l’Etat, les trafiquants bérabiche hésitent : faut-il maintenir l’alliance avec une autorité centrale qui leur a fait d’importantes concessions (dont la création par le président de l’époque Amadou Toumani Touré (ATT)) de la région à forte majorité arabe de Taoudénit) ?
Faut-il pencher au contraire du côté des rebelles dont certains pensent qu’ils vont durablement contrôler les routes du Nord ?
Face aux incertitudes de la crise, les rôles sont parfois répartis au sein d’une même famille ou d’un même groupe pour conserver des attaches dans des camps opposés.
Pendant la crise de 2012, préserver des liens avec l’Etat, qui a perdu le contrôle du Nord du territoire, n’apparait plus aussi essentiel pour protéger ses affaires. La rupture entre les narcotrafiquants et l’Etat est cependant incomplète.
Des trafiquants disposent toujours à Bamako de biens immobiliers où loge une partie de leur famille, et d’entreprises, bien que la plupart de leurs bénéfices soient investis au Maroc, en Côte d’Ivoire, en Mauritanie ou en Algérie. Ils maintiennent donc des rapports avec les autorités maliennes, alors que leur faible niveau de bancarisation les protège en partie d’éventuelles pressions politiques ou fiscales.
Les autorités maliennes actuelles reconnaissent volontiers la proximité entre certains responsables politiques et des narcotrafiquants à l’époque de l’ancien président Amadou Toumani Touré mais soulignent que ces liens ont été rompus sous le président actuel.
Trafiquants et djihadistes : des relations complexes
La supposée alliance entre narcotrafiquants et djihadistes, résumée par le label « narco-terroriste » fréquemment utilisé pour caractériser la menace au Sahel, donne lieu à de nombreux fantasmes.
Jusqu’en 2012, les liens étaient limités, et des djihadistes comme l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, qui a occupé de hautes fonctions au sein d’AQMI au Nord du Mali, n’ont à priori jamais versé dans le trafic de drogue, contrairement à une idée reçue et entretenue. En 2012, trafiquants et djihadistes apprennent à s’accommoder les uns des autres, comprenant qu’entrer en conflit ne servirait pas leurs intérêts immédiats, voire qu’une collaboration pourrait s’avérer bénéfique.
Ce rapprochement de circonstance est à priori contre-nature du point de vue du dogme religieux. Au-delà de condamnations ponctuelles, aucun des trois mouvements djihadistes présents dans la zone al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI), Ansar Eddine et le Mujao n’a manifesté son opposition au trafic de drogue, et aucun ne semble avoir mené de lutte active et continue contre les trafics, que ce soit avant ou après 2012.
A Gao, le Mujao et les Arabes du Tilemsi, acteurs clés des trafics de drogue, ont même entretenu des liens étroits sans que la direction idéologique du mouvement jihadiste soit nécessairement directement impliquée.
Bien que certains Arabes se soient engagés au Mujao pour des raisons idéologiques, la majorité des opérateurs lamhar ont soutenu le mouvement (par des dons de véhicules et de carburant notamment) pour poursuivre leurs activités commerciales et se protéger du MNLA.
Paradoxalement, le lancement de l’opération Serval début 2013 a peut-être favorisé un rapprochement entre les groupes djihadistes et certains trafiquants. La pression militaire exercée contre les djihadistes les pousse à chercher le soutien des trafiquants.
Des solidarités seraient nées dès le déclenchement de l’opération Serval : des combattants d’AQMI et d’Ansar Eddine auraient pu profiter de l’appui logistique offert, par solidarité tribale, par certains trafiquants pour échapper aux traques françaises.
Par ailleurs, le tarissement de l’argent des rançons encourage les groupes djihadistes à une plus grande tolérance à l’égard des trafics. Laisser une partie des combattants poursuivre leurs trafics permet de ne pas avoir à les payer.
Enfin, l’enracinement local des groupes djihadistes et l’influence grandissante en leur sein de dirigeants arabo-touareg originaires du Nord du Mali – en particulier en ce qui concerne le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), une coalition des groupes djihadistes basés au Nord du Mali formée en mars 2017 – semblent influencer la manière dont ces groupes se positionnent vis-à-vis du narcotrafic.
Les trafics : cause des affrontements entre groupes armés ?
La plupart des acteurs internationaux présents au Mali savent que les trafics permettent de financer la majorité des groupes armés. Certains estiment aussi que les rivalités entre trafiquants sont à l’origine d’une grande partie des affrontements militaires dans le Nord du pays. La réalité est plus nuancée.
La compétition pour le contrôle des trafics explique certains épisodes de violence mais n’est pas la motivation unique des affrontements entre groupes armés. Elle vient s’ajouter à d’autres facteurs de tension relevant d’intérêts politiques (et souvent communautaires) divergents.
Une partie des affrontements survenus entre 2013 et 2015 avait pour objet le contrôle de carrefours commerciaux stratégiques comme In-Khalil, Tabankort, Ber et Lerneb, qui serviraient aussi d’entrepôts temporaires dans le cadre du trafic de drogue. Ces combats ont renforcé l’idée que les conflits armés étaient surtout motivés par des intérêts liés au narcotrafic.
En mai 2015, la Plateforme, soutenue par l’armée malienne, a repris la ville de Ménaka, en violation d’un accord de cessez-le-feu signé en février et prévoyant le gel des positions occupées.
L’offensive sur Ménaka coïncide d’ailleurs avec la présence dans la ville d’un camion contenant une importante cargaison de haschich escorté par des acteurs affiliés à la CMA et convoité par des membres de la Plateforme.
Les principaux trafiquants peuvent être influents au sein des groupes armés signataires de l’accord de paix, mais ils y occupent rarement des positions de haut rang. Les intérêts de ces trafiquants et des dirigeants de ces groupes peuvent converger mais ne se superposent pas systématiquement.
La très grande majorité des accrochages entre trafiquants ne sont pas médiatisés et n’ont pas de conséquences sur l’équilibre des forces entre groupes armés. Ils sont réglés avec l’implication de « médiateurs locaux » liés ou non aux groupes armés.
Les trafiquants et le processus de paix inter-malien : acteurs et/ou obstacles ?
La question des trafics a fait l’objet de discussions dans les coulisses des négociations à Ouagadougou en juin 2013 et à Alger en 2014-2015. Peu après la rencontre de Ouagadougou, l’Etat malien a levé les mandats d’arrêt émis contre plusieurs acteurs de la rébellion, dont certains étaient désignés comme narcotrafiquants, au titre des mesures de confiance destinées à favoriser les négociations.
Les diplomates à Alger ont rechigné à aborder de manière ouverte une question taboue du fait des implications politiques de haut niveau dans ces différents trafics. Mais le sujet a fait partie des « discussions de couloir » qui ont rythmé les négociations. Il s’agissait pour les principaux trafiquants ou leurs proches, membres des délégations officielles, de s’assurer que leurs intérêts n’étaient pas menacés et que ceux de leurs rivaux n’étaient pas favorisés.
Au final, la lutte contre les trafics n’est que très brièvement mentionnée dans l’Accord de paix inter-malien de juin 2015, dans ses articles 1, 29 et 30, ce dernier prévoyant « la mise en place […] d’unités spéciales aux fins de lutter contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée ».
Le sujet des trafics a en revanche été au cœur de plusieurs initiatives locales de médiation intercommunautaire, en particulier des deux processus de paix « par le bas » qui ont eu lieu en octobre 2015 puis en octobre 2017 à Anéfis, dans le Nord du Mali.
Anéfis 1 a cherché à réduire la violence et à apaiser les conflits entre les chefs communautaires de la région de Kidal, parmi lesquels figurent des trafiquants.
Les pactes d’honneur conclus à cette occasion entre Arabes du Tilemsi (autour d’In-Khalil) ou entre Idnan et Arabes du Tilemsi ont notamment rétabli la liberté de circulation des hommes et des marchandises dans la région.
Le pacte d’Anéfis 2, conclu en octobre 2017, cherchait aussi à renforcer la sécurité dans la région de Kidal, en particulier en réduisant l’impact déstabilisateur du narcotrafic. Des représentants des groupes armés signataires de l’accord de paix ont cherché à isoler les affrontements entre trafiquants pour qu’ils n’impliquent plus ni la CMA ni la Plateforme.
Contrairement à Anéfis 1 qui n’avait pas empêché une reprise des conflits dix mois après sa signature, Anéfis 2 semble plus durable et mieux respecté. Rien ne garantit cependant que ce mécanisme local de gestion des conflits survive à un regain de tensions entre CMA et Plateforme, et à l’intensité des heurts entre trafiquants, surtout que de nombreux réseaux trafiquants échappent à l’autorité ou au contrôle des représentants de la CMA et de la Plateforme.
Par ailleurs, s’il limite l’effet déstabilisateur des conflits entre trafiquants, l’accord d’Anéfis 2 ne met pas en place de mécanisme pour les prévenir. Il constitue néanmoins à ce stade la seule réponse acceptée par les groupes signataires permettant de réduire la violence associée au trafic de drogue.
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